lundi 7 mai 2012

Jean-Jacques Rousseau - Julie, ou la Nouvelle Héloïse





« Que mon état est changé dans peu de jours ! Que d’amertumes se mêlent à la douceur de me rapprocher de vous ! »
De sorte à m’adresser à vous sans ambages, lecteurs, il apparaît évident que le lectorat français eût jamais entendu parler de Jean-Jacques Rousseau autrement que comme le très célèbre philosophe, une des étoiles rayonnantes et altières dont l’éclat participa pour grande part dans le renouveau de pensée que modela la mouvance des Lumières. Aussi son époque en pleine effervescence ne fut-elle pas des plus propitiatoires à une expression des balbutiements du mouvement Romantique, nuées sentimentalistes tardives sur le sol français, mais déjà fortement ancrées en les lettres anglo-saxonnes. Cependant, ce serait erreur que d’omettre les ramifications de l’œuvre complète du philosophe, des sarments qui s’étirèrent vers le romantisme, de sorte à donner jour à Julie, ou la Nouvelle Héloïse, publiée en mille sept-cent soixante et un, synthèse de sa sensitivité dont l‘expression seule s’achèvera avec la dernière page de ce roman épistolaire, mais dont il est possible de déceler encore quelques survivances dans Les Rêveries du Promeneur Solitaire, parues elles en mille sept-cent quatre-vingt deux. Or, dès que la Julie fut sortie des presses, uniment elle fut l’origine d’un élan d’enthousiasme sémillant et pétulant, comme il n’y en eu très probablement nul autre dans l’histoire de la littérature hexagonale ; une allégresse n’autorisant nulle vacillation, tant et si bien que son rayonnement servira de source inépuisable d’inspirations pour la jeune génération d’écrivains sourcilleux qui allait devenir notre mouvement romantique, plusieurs décennies plus tard.

L’intrigue nous emporte ainsi dans la calme bourgade de Clarens, où les tranquilles et rutilantes eaux du lac Léman allaient se voir ridées, troublées par les myriades de soupirs dus à une idylle naissante, vernale, entre un jeune précepteur : Saint-Preux et son innocente élève, la délicieuse toute autant que délicate Julie. Spécieuse, digne de récriminations au regard étroit de la société guindée de cette époque ; tout un chacun dans le roman la qualifiant volontiers de scandaleuse, Rousseau mue pourtant cette passion voluptueuse en un amour solennel, où le potentat phallocratique  auquel les lettres nous habituèrent se trouve inversé, sans oublier une pureté ambiante enveloppant les deux êtres transis de sentiments vivaces l’un pour l’autre. De fait, coupant court aux agiotages dignes de faux bien-pensant, l’auteur rétablit la sensibilité et la dimension hautement morale au creux des amours des jeunes gens. Cependant digne enfant des Lumières, où la subordination du ressentit ne trouvait encore nullement sa place, Julie et Saint-Preux se verront opposé de ténébreux épreuves et rets, ces embûches tendant à faire office de catharsis afin de catalyser, épurer de trop vifs élans pernicieux pour la sacro-sainte raison. La brusque séparation, toujours grandissante en distance des deux êtres atteindra finalement son objectif de destruction de ces vagues déferlantes de sensitivité qui dominaient l’être des amants marris ; ne leur laissant au regard que les scories, engeances de leur dévorante passion de manière à leur faire retrouver définitivement et simultanément sens et raison ; n’allouant plus nulle place à la vésanie aliénante qu’est l’amour, un truisme pour Rousseau.
Sujet grandement affectionné par les auteurs romantiques, la vassalité aux sentiments est ici plein sujet à exploration, déconstruction méticuleuse qui permet au lecteur de prendre conscience de la dimension mirifique mais délicate comme un pétale de l’amour ; et cette sollicitude de l’auteur tout comme indirectement du lecteur pour les deux malheureux héros se voit rendue possible, car sise en la forme épistolaire de l’écrit, permettant un compte-rendu presque méthémerin des personnages ; un style tant compassé qu’il ne se verra pas à nouveau exploité par les écrivains du siècle à venir à l’exception peut-être d’Honoré de Balzac, dont l’ampleur de sa Comédie Humaine lui permettait l’utilisation d’un très large éventail de styles et de narrations. Cependant, parler d’abandon total serait un boniment, puisque les lettres laissèrent en leur sillage l’utilisation d’un récit à la première personne, réduisant considérablement les risques de logogriphes qui étaient alors courants en la production littéraire (et plus particulièrement philosophique) du XIXème siècle. Ainsi était-il possible de prendre minutieuse connaissance des tourments intérieurs du « moi », face aux affres et à la rudesse de ressentis parfois extrêmes, souvent contradictoires, mais dont l’homme était toujours servilement le pantin, et les prises de conscience ô combien sporadiques !
Personnes contrites presque poétiques que les amoureux dans leur sensibilité d’âme, l’atmosphère se fait prégnante pour eux dont l’être devient réceptif de façon épidermique aux changements et flux de l’extérieur, aux teintes prises par les brises et les heures sauvages ; leur réceptivité se  fait ainsi autant vers la magnificence de la Nature qu’aux vagues déferlantes des tourments internes, propres aux cœurs en peine et que rien sinon la vision de l’être cher ne saurait consoler. Cherchant la quintessence de leurs soupirs, les deux amants rivalisent de lettres enflammées tiraillées par les maux dus à l’absence de l’alter-ego et les délices de parler de celui pour qui l’on respire et avance.

Cependant, l’éclat des Lumières ne rime en rien avec la remise en cause de la rémanence de certaines valeurs chez Rousseau, et sous le voile utopique de cet amour parfait entre deux jeunes êtres, demeure malgré sa vétusté la question chrétienne ; aussi l’auteur accommode-t-il l’éternelle question du paradis perdu en filigrane de son récit, se transformant dès l’instant où le lecteur entend cet enjeu sous-jacent en une parabole religieuse. On peut dénigrer autant que faire se peut le christianisme, où l’humain lantiponnant se voit jouet des sentiments de désir mais également de cruel manque, et la femme adorée à qui l’on accole les mots les plus thuriféraires devient le firmament infini, rendu inatteignable des convoitises masculines par son exil terrestre, subodorant toujours davantage sa dimension de finitude. Encenseur et exalté, Jean-Jacques Rousseau voit en ces sentiments des plaisirs de l’amour mêlés à la délectation qu’est d’admirer de beaux paysages une des possibles définitions du sublime, relevant d’un savant mélange recelant de l’immensité et de la crainte des forces de la terre face à son insignifiance.
Ainsi les longues et encenseuses observations de la nature et du paysage mirifique proposé par l’étendue cristalline du lac Léman par Saint-Preux trouvent échos encore une fois dans les différentes errances bucoliques contées dans Les Rêveries du Promeneur Solitaire ; la contemplation doit être réalisée parfaitement figé par l’éclat sublime, arborant une roideur marmoréenne, de sorte à mieux profiter des paysages qui sont offerts aux regards humbles. Mais La Nouvelle Héloïse n’en oublie point pour autant les vivaces idées prônées par les philosophes contemporains à l’écrivain. De fait, l’écart que s’est autorisé l’écrivain n’en demeure pas pour autant teinté de questions qui se trouveront posées plus profondément dans ses deux ouvrages majeurs : Du Contrat Social et L’Emile, tout deux publiés la même année de mille sept-cent soixante deux ; son obliquité pour les graves questions de société, de politique et d’éducation ne pouvant être niée très longtemps. Les thèmes abordés dans la Julie sont censément variés, pensés de sorte à toucher la plus large audience possible, sinuant au travers des lignes plus légères où la jeune élève et son maître se lancent de doux regards ; les débuts de la mouvance romantique annoncent de fait une dimension large, où ses repousses touchent autant à l’esthétique qu’à la morale ou la philosophie elle-même. Une présence particulièrement évidente lorsque Rousseau aborde minutieusement les domaines de la musique en tant que science, ou la délicate question du suicide, toujours furieusement rejetée, vilipendée par la religion.
Aussi serait-il possible de parler de « roman total » au sujet de l’œuvre qui nous occupe, un ouvrage dont le rayonnement n’est plus discuté. Il se fait de la sorte le reflet parfait de ce en quoi allait se muer le Romantisme naissant, un genre n’aspirant nullement à la tergiversation  mais bien à aborder la totalité des sujets auxquels pourrait un jour se voir confronté un homme dans sa quête contrastée de l’absolu. Car les rêves, principale source d’inspiration des auteurs et ténors de ce mouvement, ne souffre lui aucune limite, englobant le monde et tout ce qu’il contient, de sorte à pouvoir à jamais parler à ses lecteurs des temps actuels et à venir. 

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