Alors que l’on a parcouru
les épars décors de cette Terre seulement une poignée d’année, famélique
chiffre que vingt-cinq, est-ce alors aberration ou vanité de scander que l’on
peut entièrement connaître le sentiment d’amour ? Et pourtant, Johann Wolfgang
Von Goethe (né en mille sept cent quarante-neuf et mort en mille huit cent
trente-deux) s’avéra le plus mirifique des chantres de ce sentiment, exacerbé
par sa jeunesse et son esprit vagabond de jeune romantique divinisant les élans
passionnés et la légendaire pureté féminine. Les Souffrances du Jeune
Werther (Die Leiden des jungen
Werthers) demeure pourtant un simple premier jet, le balbutiement
littéraire d’un écrivain aussi connu qu’un fantôme évanescent et susurré au
cœur d’un feu glacé d’hiver. Edifiant récit auquel on ne peut que concéder de
faire preuve d’un rayonnement exceptionnel de par la force de ses mots et
éclats sentimentaux, l’œuvre qui nous occupe paraît en mille sept cent
soixante-quatorze, et tel démiurge d’un mouvement à naître, le livre annonce
avec force et fracas le Romantisme ; et ce de part l’altière mise en
exergue des abrasifs émois tout autant que déboires d’une âme tourmentée par
les fers rougis à blanc de cet enfer insoupçonné nommé Amour, laissant des
plaies purulentes et béantes.
Cependant, une fois passé
tout sentiment de peine et de commisération envers une des plus malheureuses
plumes de langue germanique, l’on peut censément se questionner sur la genèse
même de ce livre qui rayonne via sa dissemblance avec toute l’œuvre à venir du
jeune Goethe. C’es pourtant la banalité sidérante d’un quantième chagrin
amoureux porté tel un volumineux fardeau par l’auteur qui nourrira le texte de
ces éclats et autres tonnants anathèmes vers le cruel sort et la frêle raison.
Le béjaune Johann Wolfgang tombe en pamoison devant la délicate Charlotte Buff,
rayonnement de la naissance de ces véritables amours et crépuscule de son
entendement pour plusieurs longs
mois ; car le cynisme du destin fait que la jeune femme a déjà prononcé
d’indéfectibles vœux d’engagement auprès d’un des plus proches amis de
l’écrivain, la connivence et la tendre affection des deux fiancés ne souffrant
nulle tentation ou défiance. Las, Johann baisse les armes face à ces sentiments
fallacieux qui ne pourraient que le guider ers la sente obscure du désespoir et
de la déraison, ne supportant plus de se voir lui-même extravaguer à connaître
un quelconque espoir de voir la belle demoiselle tourner son regard vers lui.
Mais l’expérience appesantissante ne demeurera nullement stérile d’un point de
vue créatif, puisque son livre emblématique (une place qui plus tard lui sera
âprement disputée par la pièce de théâtre Faust) se verra rédigé en à
peine un mois ; le pauvre homme s’éjouissant que ses soupirs transis ne
furent nullement totalement vains. Les Souffrances du Jeune Werther
tendent cependant à s’éloigner partiellement de la vérité, l’écrivain faisant
le choix délibéré de ne point dulcifier a peine, mais bien de la transposer
tout en l’intensifiant et lui conférant des scènes et situations hautement
dramatiques qui augmentent le désenchantement du héros, Goethe s’enclavant
d’une certaine manière dans le personnage de Werther.
Au cœur de cette œuvre
épistolaire, ce dernier tombe éperdument amoureux d’une seconde Charlotte dont
la blanche main fut déjà placée dans la poigne d’acier d’un riche et austère
homme, plus âgé qu’elle, pauvrette à la
beauté sans pareille, véritable personnification d’un idéal typiquement
germanique de la délicatesse filiale et perspective promise de l’établissement
d’un foyer stable, rassurant, et empreint de pureté. Une divine créature
presque, auprès de laquelle le récit nous permet de suivre la maigre
progression du désespéré Werther et les tergiversations de celui-ci,
forcé à brimer ses sentiments, proches de la félicité lorsque la jeune
fille lui sourit, fange glaciale lorsqu’elle évoque avec des yeux pétillants
son proche mariage avec un bon parti. Avec candeur, puis profond
désappointement, les dévastatrices passions de Werther ressemblent à s’y méprendre
aux imperturbables saisons, fleurissant au printemps parfumé, flétrissant et
mourant en hiver à l’image du pitoyable héros choisissant l’aisance du suicide
à une vie de perpétuelle souffrance ; n’ayant nullement foi en un
quelconque changement, une probable évolution de ses sentiments, dont le déclin
aurait pu se produire au fil des mois, tu temps inexorable. Ces humeurs se
retrouvent ainsi étroitement liées à l’évolution cyclique de la nature, qui
tient une place prépondérante dans les pages de Goethe (comme le veut l'époque
littéraire de l’Empfindsamkeit), dont
les descriptions délicates se font
admiratives et mélancoliques selon les éclats orageux du personnage
principal, se détériorant progressivement, comme les fleurs et les feuilles
jaunissant, se craquelant au rythme du cœur du jeune homme. L’on en vient à se
demander si ce n’est point la nature elle-même qui se plie à la rythmique de
l’amour de Werther, jetant son chagrin à l’empyrée tout autant qu’au papier.
Aussi tonnant que le vers
de l’auteur, le retentissement du roman fut incommensurable dans les contrées
allemandes, et naquit une allégresse envers l’écrivain, une gloire qui traversa
les frontières du pays pour atteindre les voisins Français et
Britanniques ; une renommée qui ne se démentira dès lors plus, allant au
contraire croissante au fil du temps. Tant de cajoleries de la part de son
lectorat qui viendront enrichir et aider à la propagation de ses œuvres
suivantes telles que Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister
(mille sept cent quatre-vingt-seize), ou encore la pièce dont je vous parlais
tantôt, le non moins célèbre Faust (mille huit cent huit). Quant à la
déréliction et à l’acrimonie du misérable Werther, elles en viendront à
dépasser le cadre du roman seul et en lui-même, jusqu’à devenir le personnage
central d’innombrables autres créations et œuvres populaires, uniquement
transmises par les insaisissables voies du bouche-à-oreille ; disséminant
ainsi d’étranges idées à ses jeunes lecteurs. Tant et si bien que d’obscures
conservateurs de la morale, aigres, contrits et aux divagations qui dépassent
tout entendement en vinrent à accuser
Goethe de briguer secrètement une détestable perversion de la jeunesse,
oubliant que la puissance de la littérature peut défaire toute pudibonderie, et
l’œuvre fit date dans les Lettres Allemandes, inaugurant à elle seule une
vibrante nouvelle vision de la
sensibilité même ; ou de la façon de considérer et aborder les éclats
amoureux sans aigreur ni haine, tant elle est dispensatrice de possibilités
d’élévation de l’esprit.
De fait, le mouvement
littéraire germanique du Sturm und Drang (signifiant
littéralement « Tempête et Elan ») venait de se découvrir son
deuxième maître, aux côtés de Friedrich Von Schiller, en la plume et la
personne du talentueux Johann Wolfgang Von Goethe, période de lettre qui se
voulait en ferme et dédaignante opposition avec les Lumières dominant alors la
production littéraire européenne, mouvance blâmable car elle élevait aux nuées
les arguties inutilement compliquées de la Raison , un raisonnement devenu avec le temps bien
plus assimilable à une adoration proche d’un culte ; et ce quand bien même
le Sturm und Drang ne jouit pas de la
primauté quant à cette farouche opposition, puisque le mouvement avait déjà été
initié par la Pamela
de Samuel Richardson (mille six cent quatre-vingt-neuf – mille sept cent
soixante et un) et bien sûr par l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau : Julie,
ou la Nouvelle Héloïse ,
initiant une très brève mode des romans par lettre, qui ne survivra
malheureusement pas au faix du Romantisme, en passe de voir le jour. Ainsi,
marchant en les mêmes pas que les deux auteurs cités précédemment, Goethe
semble vouloir, par l’expression du déplaisir, du désabusement et de la
déconvenue amoureuse, à malgré tout envisager les élans du cœur avec le plus
grand des sérieux, ainsi qu’à critiquer un univers aux dringuelles bien maigres
qui semble tendre à nourrir les déceptions et chagrins de ses lecteurs,
n’obéissant nullement à leurs plus secrets désirs. Selon Goethe lui-même, le
désarroi générationnel suffit à faire la gloire de son livre, la jeunesse de
son époque ne reconnaissant plus jusqu’à ses propres fondements. De fait
devenait-il pleinement autorisé de décrire, de parler de ses doléances
sentimentales, de ses exigences irréelles, de ses passions âpres qu’on
s’astreignait auparavant à brimer autant que faire se pouvait ; l’âme
soupirante n’ayant nulle place dans une société guindée qui, heureusement
jetait ses derniers feux. Laissons plutôt davantage de place à la concorde des
cœurs, aux terribles déchirements des esprits qui alimentèrent les lettres de ce temps de leurs probables
plus rayonnants et délicats ouvrages. Un éclat si aveuglant que ses émules se
comptèrent par la suite par dizaines. Nous pourrions citer quelques noms à
l’image de ceux de Alexandre Pouchkine (La Fille du Capitaine, ou encore Eugène
Onéguine), Chateaubriand et son René, son Attala, ou encore
Senancour avec Oberman. Peu importe ici si le récit diffère dans sa
forme ou dans sa surface, l’avatar de Werther demeure indéniable.
Salué, imité, inspirant,
Les Souffrances du Jeune Werther restera un ouvrage dont la beauté et la force
ne peuvent censément se démentir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire