Marionnettes comme
extraites derechef de l’obscure caverne platonicienne, bacchantes hurlantes châtiant
les mortels de leurs courroux inextinguibles, voici venir l’Aveuglement et la Démence , mais ce n’est pas
une aberration que de les voir hautement glorifiées lorsque la prouesse acérée
est réalisée par l’un des chefs de fil du renouveau de la pensée européenne
durant la Renaissance.
Avant, bien avant de prendre
la plume et d’adjurer ses lecteurs à penser profondément, Erasme de Rotterdam,
qui vit le jour à une date incertaines bien que commodément admise que celle de
l’année mille quatre cent soixante-neuf, consacra les quarante premiers étés de
son existence à l’Eglise mais nullement habité d’une quelconque allégresse :
les devoirs que sont ceux d’un moine paraissaient corroder son esprit et sa
verve, brimer ses pensées à s’astreindre à une vie de frugalité teinte de dénégation
du vaste reste de monde environnant. Il fait sécession des ordres, à qui il ne
cessera par la suite d’adresser ses pires doléances au cœur de ses différentes œuvres
qu’il voudra d’un verbe corrosif et une diatribe caustique, et ce dès l’an
mille cinq cent neuf. Comme mû par une force impalpable mais
régénératrice, qui aurait grandit en son
intellect après quatre interminables décennies de silence, abjurant ce que
furent les piliers de son existence par le passé, seulement une maigre semaine
lui fut exigible de sorte à produire son âpre et mordant premier opus,
primordialement composé mentalement, puis couché sur le papier auprès de l’âtre
rassurant de son plus fidèle ami l’essayiste et philosophe anglais de génie
Thomas More (à qui on doit, entre autre, l’Utopie qu’il n’est nul besoin
de présenter à nouveau) : Eloge de la Folie. Accommodant ses propres adages et
reproches à une vise passée dans l’obscurité intellectuelle de la religiosité,
l’écrit est rapidement proposé aux presses, et la toute première édition paraît
deux années plus tard, en mille cinq cent onze, à Paris, alors centre
névralgique de tout le frémissement culturel qui emplissait le Vieux Continent.
Sans pour autant tomber
dans l’évident mais dangereux piège de l’amoncellement
des rancœurs et révoltes ressenties par l’écrivain, l’œuvre demeure
relativement courte mais cela ne nuit en rien à son ton se voulant
comminatoire, subtilement occulté par l’omniprésence d’un humour acerbe et sans
ambages, elle cultive la châsse d’un paradoxal éloge, genre grandement
plébiscité par les antédiluviens auteurs des époques dorées des Antiquités
Romaines et Grecques ; car elle allouait à son rédacteur les appas délectables
de la moquerie sous cape, fine et subtile qui ne laisse transparaître que
tardivement toute l’acrimonie de son propos, léger d’apparence, grave de fond. Le
tout demeure allégé par le bouffon principe d’élection d’un sujet propre à être
bafoué, couvert d’opprobre, excluant tout propos dithyrambique, et l’auteur s’astreint
à en conter l’histoire élogieuse, brillant dans son raffinement et dans la
profondeur des maximes qui peuvent aisément lui être attribuée.
Concernant le cas précis
de l’écrit du grand Erasme, nous apparaît l’altière et attrayante Folie,
personnage central tout autant que fictif, qui armée de ses grotesques
gestuelles empruntées aux pires enseignants puis parodiées par ses soins, donne
débonnairement ses leçons d’arraisonnement et d’absurdité teintée d’arguties
qui permettent ainsi de rapides retours au sérieux du propos, aidant le lecteur
à se situer en ces discours. Ses prises
de position bigarrées et disparates captivent ses auditeurs dont le lecteur
fait partie intégrante, et de sorte à les gratifier de leur assiduité à son fol
cours, elle leur offre en guise de dringuelle la terrible vérité, désabusement
et déboire effroyable, qu’elle règne en maîtresse absolue et incontestée sur
leur méprisable existence.
Aussi s’abreuve-t-elle de
leur déplaisir et de leurs régulières bassesses propres à la mauvaiseté inhérente
à l’humain, mais cependant sans s’oublier à leur jeter à la face la dernière
subtilité de son introduction, telle une antienne que l’homme aurait niée
depuis des temps immémoriaux : elle demeure leur principale et plus grande
source de plaisir des sens. Briguant leur permanente attention tout comme une
sujétion totale, la Folie
entend cependant que, de sorte à le faire plus persuasif, la brièveté de son
paradoxe s’avèrera sa meilleure alliée, assurant de fait la pertinence et l’efficacité
de son propos.
Ainsi s’efforce-t-elle à une forme d’hétérogénéité, ou plutôt à ce
stade dans le récit, à la duplicité se faisant démiurge d’une distinction
élémentaire entre la folie en tant que telle, et créant la dissemblance d’avec
ce qu’elle baptise la « folie douce ».
Calomniatrice, souhaitant avant tout la violence marquante de son sujet, elle déclare
comme dément purs ceux qui convoitent la belligérance, admonestant le goût pour
les labiles richesses de cette terre en biens pécuniaires et temporaires ;
puis elle appesantit son regard porté sur toute la classe des théologiens
aspirant à expliquer et questionner l’essence même du divin, percer le mystère
d’un dieu unique et omnipotent.
Des thématiques
éminemment humanistes, appelant à octroyer plus de complaisance et de temps à
la raison et à sa sœur jumelle tant aimée la logique. Concédant un
contrebalancement nécessaire à la pertinence de sa parole, cette douce et
chérie Folie ne peut être autre que celle de la méprise, engeance d’égarements
doucereux provoqués par le crépuscule de la mesure, saveur amère bien connue de
ceux emplis d’une passion pour un quelconque sujet, animant de doctes
réflexions et moments d’égarements en son propre être ; heures de plein
silence ou au contraire d’exaltations culturelles de ceux qui apprécient tant
un domaine qu’ils lui dédient éperdument une part de leur être le plus commodément
possible.
Comme la passion peut
paraître panachée, en concorde pleine avec le goût du bien et du beau, thématique
tant adorée par Platon le philosophe-roi, sa République et surtout son Banquet
où se discutèrent à bâtons rompus plaisirs sensuels, connivences avec la
douceur du miel et des chairs ; une œuvre qu’Erasme connaissait à la
perfection, briguant de l’étudier toujours plus tant qu’il serait possible d’en
extraire d’importants enseignements et règles philosophiques qui parent le
monde d’indénombrables lignes directrices. Ces instants désincarnés de délires
délectables ne portent nul préjudice à un quelconque être, ils sont élans dans
le respect d’autrui, de ce royaume intouchable qu’est la figure de l’Autre. Ainsi,
non sans un certain cynisme, Erasme expose que tout humain peut être l’éventuelle
victime innocente des pouvoirs de l’illusion, une épée de Damoclès aqueuse et
donc inoffensive qui restera attachée de son crin de cheval au-dessus de nos crânes
jusqu’au temps de rejoindre la tombe et la terre. Aussi, notion aux attraits
purement épicuriens, quel sens y a-t-il à condamner, blâmer ces fantômes
évanescents puisqu’ils sont sources vives d’un plaisir certain, divagation qui
procurent de trop rares instants de bonheur disséminés tout au long d’une
interminable existence qui serait trop sèche, si triste sans cette Folie qui se
mue peu à peu, au fil du texte, en ce mythe presque salvateur, cheminant à ses
côtés.
Biffer la retenue pour
défier les plaisirs, voilà qui pourrait passer pour le plus éloquent des
discours, or chez Erasme, rien ne peut apparaître davantage incertain, quand
bien même ces propos sont repris avec la plus vibrante des éloquences à la fin
de l’exposé de Dame Folie ; l’intention demeure toujours brumeuse, pour
tout lecteur peu habitué au maniement de l’ironie, la parodie demeurant part
intégrante de ces lignes jusqu’aux ultimes mots usités dans cette œuvre, à
laquelle le lectorat malheureusement peine à donner créance du fait de la
bouffonnerie marchant de concert avec l’acerbe critique qui peut parfois apparaître
tristement occultée par un masque narquois.
Récit relativement rare
pour une production littéraire au mot si violent contre les ordres établis et
luttant contre la déréliction des âmes, le succès de l’Eloge de la Folie fut très important dans toute l’Europe, au point que
deux des plus éminents peintres hollandais de la période de la Renaissance :
Hans Holbein l’Aîné et Hans Holbein le Jeune lui dédièrent un nombre non
négligeable de gravures et d’illustrations qui contribuèrent subséquemment à
enrichir l’œuvre.
Ainsi Erasme de Rotterdam
contribua à dévoiler le tabou de la folie, maladie insufflée par la figure diabolique
elle-même pour cette époque où le terrain de la connaissance se trouvait encore
ardemment disputé entre l’obscurantisme, enfant chéri de toute forme de
religion, et la volonté de savoir de ces hommes qui surent s’affranchir de
plusieurs siècles de craintes irrationnelles de sorte à mieux s’en référer aux
maîtres Antiques dont la clairvoyance n’était point parvenue à s’insinuer jusqu’aux
brumes opaques de la longue période appelée Moyen-âge. Car intrinsèquement, la Renaissance est
chantre de cela : révéler à l’homme sa propre démence et ses défauts
héréditaires, démythifier cette supposément créature façonnée à l’image d’une fuligineuse
divinité pour la révéler telle qu’elle, chair et doutes, fluides et peurs qu’il
n’est plus nécessaire de refouler si l’on tient à mieux entendre ce continent
qu’est l’Humain. La lucidité, étayant le texte d’Erasme peut pourfendre la Folie ; des sujets qui
seront repris par deux éminents Michel : Montaigne dans ses Essais
et Foucault dans son magistrale Surveiller et Punir.
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