lundi 30 avril 2012

Erasme - Eloge de la Folie





Marionnettes comme extraites derechef de l’obscure caverne platonicienne, bacchantes hurlantes châtiant les mortels de leurs courroux inextinguibles, voici venir l’Aveuglement et la Démence, mais ce n’est pas une aberration que de les voir hautement glorifiées lorsque la prouesse acérée est réalisée par l’un des chefs de fil du renouveau de la pensée européenne durant la Renaissance.
Avant, bien avant de prendre la plume et d’adjurer ses lecteurs à penser profondément, Erasme de Rotterdam, qui vit le jour à une date incertaines bien que commodément admise que celle de l’année mille quatre cent soixante-neuf, consacra les quarante premiers étés de son existence à l’Eglise mais nullement habité d’une quelconque allégresse : les devoirs que sont ceux d’un moine paraissaient corroder son esprit et sa verve, brimer ses pensées à s’astreindre à une vie de frugalité teinte de dénégation du vaste reste de monde environnant. Il fait sécession des ordres, à qui il ne cessera par la suite d’adresser ses pires doléances au cœur de ses différentes œuvres qu’il voudra d’un verbe corrosif et une diatribe caustique, et ce dès l’an mille cinq cent neuf. Comme mû par une force impalpable mais régénératrice,  qui aurait grandit en son intellect après quatre interminables décennies de silence, abjurant ce que furent les piliers de son existence par le passé, seulement une maigre semaine lui fut exigible de sorte à produire son âpre et mordant premier opus, primordialement composé mentalement, puis couché sur le papier auprès de l’âtre rassurant de son plus fidèle ami l’essayiste et philosophe anglais de génie Thomas More (à qui on doit, entre autre, l’Utopie qu’il n’est nul besoin de présenter à nouveau) : Eloge de la Folie. Accommodant ses propres adages et reproches à une vise passée dans l’obscurité intellectuelle de la religiosité, l’écrit est rapidement proposé aux presses, et la toute première édition paraît deux années plus tard, en mille cinq cent onze, à Paris, alors centre névralgique de tout le frémissement culturel qui emplissait le Vieux Continent.

Sans pour autant tomber dans l’évident  mais dangereux piège de l’amoncellement des rancœurs et révoltes ressenties par l’écrivain, l’œuvre demeure relativement courte mais cela ne nuit en rien à son ton se voulant comminatoire, subtilement occulté par l’omniprésence d’un humour acerbe et sans ambages, elle cultive la châsse d’un paradoxal éloge, genre grandement plébiscité par les antédiluviens auteurs des époques dorées des Antiquités Romaines et Grecques ; car elle allouait à son rédacteur les appas délectables de la moquerie sous cape, fine et subtile qui ne laisse transparaître que tardivement toute l’acrimonie de son propos, léger d’apparence, grave de fond. Le tout demeure allégé par le bouffon principe d’élection d’un sujet propre à être bafoué, couvert d’opprobre, excluant tout propos dithyrambique, et l’auteur s’astreint à en conter l’histoire élogieuse, brillant dans son raffinement et dans la profondeur des maximes qui peuvent aisément lui être attribuée.
Concernant le cas précis de l’écrit du grand Erasme, nous apparaît l’altière et attrayante Folie, personnage central tout autant que fictif, qui armée de ses grotesques gestuelles empruntées aux pires enseignants puis parodiées par ses soins, donne débonnairement ses leçons d’arraisonnement et d’absurdité teintée d’arguties qui permettent ainsi de rapides retours au sérieux du propos, aidant le lecteur à se situer en ces discours.  Ses prises de position bigarrées et disparates captivent ses auditeurs dont le lecteur fait partie intégrante, et de sorte à les gratifier de leur assiduité à son fol cours, elle leur offre en guise de dringuelle la terrible vérité, désabusement et déboire effroyable, qu’elle règne en maîtresse absolue et incontestée sur leur méprisable existence.
Aussi s’abreuve-t-elle de leur déplaisir et de leurs régulières bassesses propres à la mauvaiseté inhérente à l’humain, mais cependant sans s’oublier à leur jeter à la face la dernière subtilité de son introduction, telle une antienne que l’homme aurait niée depuis des temps immémoriaux : elle demeure leur principale et plus grande source de plaisir des sens. Briguant leur permanente attention tout comme une sujétion totale, la Folie entend cependant que, de sorte à le faire plus persuasif, la brièveté de son paradoxe s’avèrera sa meilleure alliée, assurant de fait la pertinence et l’efficacité de son propos.
Ainsi s’efforce-t-elle à  une forme d’hétérogénéité, ou plutôt à ce stade dans le récit, à la duplicité se faisant démiurge d’une distinction élémentaire entre la folie en tant que telle, et créant la dissemblance d’avec ce qu’elle baptise la « folie douce ». Calomniatrice, souhaitant avant tout la violence marquante de son sujet, elle déclare comme dément purs ceux qui convoitent la belligérance, admonestant le goût pour les labiles richesses de cette terre en biens pécuniaires et temporaires ; puis elle appesantit son regard porté sur toute la classe des théologiens aspirant à expliquer et questionner l’essence même du divin, percer le mystère d’un dieu unique et omnipotent.

Des thématiques éminemment humanistes, appelant à octroyer plus de complaisance et de temps à la raison et à sa sœur jumelle tant aimée la logique. Concédant un contrebalancement nécessaire à la pertinence de sa parole, cette douce et chérie Folie ne peut être autre que celle de la méprise, engeance d’égarements doucereux provoqués par le crépuscule de la mesure, saveur amère bien connue de ceux emplis d’une passion pour un quelconque sujet, animant de doctes réflexions et moments d’égarements en son propre être ; heures de plein silence ou au contraire d’exaltations culturelles de ceux qui apprécient tant un domaine qu’ils lui dédient éperdument une part de leur être le plus commodément possible.
Comme la passion peut paraître panachée, en concorde pleine avec le goût du bien et du beau, thématique tant adorée par Platon le philosophe-roi, sa République et surtout son Banquet où se discutèrent à bâtons rompus plaisirs sensuels, connivences avec la douceur du miel et des chairs ; une œuvre qu’Erasme connaissait à la perfection, briguant de l’étudier toujours plus tant qu’il serait possible d’en extraire d’importants enseignements et règles philosophiques qui parent le monde d’indénombrables lignes directrices. Ces instants désincarnés de délires délectables ne portent nul préjudice à un quelconque être, ils sont élans dans le respect d’autrui, de ce royaume intouchable qu’est la figure de l’Autre. Ainsi, non sans un certain cynisme, Erasme expose que tout humain peut être l’éventuelle victime innocente des pouvoirs de l’illusion, une épée de Damoclès aqueuse et donc inoffensive qui restera attachée de son crin de cheval au-dessus de nos crânes jusqu’au temps de rejoindre la tombe et la terre. Aussi, notion aux attraits purement épicuriens, quel sens y a-t-il à condamner, blâmer ces fantômes évanescents puisqu’ils sont sources vives d’un plaisir certain, divagation qui procurent de trop rares instants de bonheur disséminés tout au long d’une interminable existence qui serait trop sèche, si triste sans cette Folie qui se mue peu à peu, au fil du texte, en ce mythe presque salvateur, cheminant à ses côtés.
Biffer la retenue pour défier les plaisirs, voilà qui pourrait passer pour le plus éloquent des discours, or chez Erasme, rien ne peut apparaître davantage incertain, quand bien même ces propos sont repris avec la plus vibrante des éloquences à la fin de l’exposé de Dame Folie ; l’intention demeure toujours brumeuse, pour tout lecteur peu habitué au maniement de l’ironie, la parodie demeurant part intégrante de ces lignes jusqu’aux ultimes mots usités dans cette œuvre, à laquelle le lectorat malheureusement peine à donner créance du fait de la bouffonnerie marchant de concert avec l’acerbe critique qui peut parfois apparaître tristement occultée par un masque narquois.

Récit relativement rare pour une production littéraire au mot si violent contre les ordres établis et luttant contre la déréliction des âmes, le succès de l’Eloge de la Folie fut très important dans toute l’Europe, au point que deux des plus éminents peintres hollandais de la période de la Renaissance : Hans Holbein l’Aîné et Hans Holbein le Jeune lui dédièrent un nombre non négligeable de gravures et d’illustrations qui contribuèrent subséquemment à enrichir l’œuvre.
Ainsi Erasme de Rotterdam contribua à dévoiler le tabou de la folie, maladie insufflée par la figure diabolique elle-même pour cette époque où le terrain de la connaissance se trouvait encore ardemment disputé entre l’obscurantisme, enfant chéri de toute forme de religion, et la volonté de savoir de ces hommes qui surent s’affranchir de plusieurs siècles de craintes irrationnelles de sorte à mieux s’en référer aux maîtres Antiques dont la clairvoyance n’était point parvenue à s’insinuer jusqu’aux brumes opaques de la longue période appelée Moyen-âge. Car intrinsèquement, la Renaissance est chantre de cela : révéler à l’homme sa propre démence et ses défauts héréditaires, démythifier cette supposément créature façonnée à l’image d’une fuligineuse divinité pour la révéler telle qu’elle, chair et doutes, fluides et peurs qu’il n’est plus nécessaire de refouler si l’on tient à mieux entendre ce continent qu’est l’Humain. La lucidité, étayant le texte d’Erasme peut pourfendre la Folie ; des sujets qui seront repris par deux éminents Michel : Montaigne dans ses Essais et Foucault dans son magistrale Surveiller et Punir

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