mardi 15 mai 2012

Le Dernier Jour d'un Condamné - Victor Hugo





Mille huit cent vingt-neuf. Sous le soleil dardant ses rayons réconfortants, un éclat métallique d’une cruauté glaciale attire l’œil d’un simple badaud parisien. Le tout jeune Victor Hugo, vingt-six printemps, contemple le fil tranchant de la guillotine dansant doucement à la lumière du jour, bercée par la brise, telle une estivale valse macabre. Tout fraîchement niellés de graisse, ses joints glisseront au lendemain allégrement vers le cou d’une quantième victime, anonyme vilipendé uniment par la foule assoiffée de spectacle morbide qui s’amassera autour de cet étrange spectacle, à l’aube ou au crépuscule, plus que probablement.  Quelles seront alors les maigres survivances de la mémoire de cet être, tué dans la fange de la honte et du silence qu’il se voit imposé tandis qu’il s’apprête à embrasser sa mort ? Quelle peut dont être la genèse d’une scène barbare, qui ne devrait être que sujette au blâme et à l’abomination, alors qu’à l’inverse, la mise à mort demeure commodément admise et parfaitement ancrée en la culture française et son simulacre de justice ?
Le tout jeune écrivain déjà habité de la force créatrice et du talent sans pareil que l’on  sait de nos jours, s’offusque, l’âme envahie de récrimination pour cette pratique pour laquelle il ne parvient à souligner aucune justification, tant la prise arbitraire d’une vie par une institution supposée protéger ses citoyens le laisse marri, blessé, révolté. Et c’est ce fait inepte, inintelligible qui censément nourrira le sujet de sa prochaine œuvre, rédigée d’une encre acide, et révulsée par la colère :  Le Dernier Jour d’un Condamné. Aussi est-il abscons en ce lieu de nommer ce texte roman, nouvelle, essai… ou d’un quelconque autre terme littéraire commodément admis, nonobstant toute la force vive de cet écrit qui su jeter durablement l’opprobre sur ce qui était une institution jusqu’à notre récente loi Badinter. Plus d’un siècle il t’aura fallu patienter, Victor, mais ton véhément réquisitoire contre la condamnation à mort ne demeura point vain.
La compassion, la raison, le regard philosophique parvient à atteindre le cœur pétré de nos éminents décideurs. En es-tu satisfait, dis moi, toi qui maintenant dors de corps, et veille sur nous d’âme et de lettres ?

Car l’Autre, malgré ses brisements et ses fautes sujettes à résipiscence profonde demeure autel ; car l’alter ne devrait nullement subir le couperet déniant toute possibilité de commisération de la part d’un pair. Qui es-tu, homme ou femme, juste ou mécréant, pour t’octroyer le droit de décider de la fin d’une vie ? Illusoire pouvoir satisfaisant une sempiternelle volonté de puissance, et fermant ton œil vitreux à l’air compassé et effaré de celui à qui on annonça une proche échéance à son existence. Hugo s’érigea toujours de son vivant el un dénonciateur, un Juste méprisant la haine et l’erreur spécieuse, et c’est cette force vive pour la notion même de justice qui le rendait propice à l’écriture, se muant en un rhéteurs au talent inégalé et auquel même les exaltés et les fous ne cherchent jamais à se mesurer, portant en leur cœur la pleine conscience qu’ils ne sauraient tenir la comparaison.
Mes termes sont encenseurs lecteur, il est vrai, mais à mon sens je ne puis laisser accroire que des œuvres recélant une telle puissance sont monnaie courante dans la littérature française, si prompts à s’ériger face à une souillure telle que la peine de mort sur la joue de la justice, qui fut proche de devenir indélébile, imputréfiable si certains penseurs ne sinuèrent parmi l’injustice pour mieux la combattre en son for intérieur. L’œuvre qui nous occupe cependant n’est point habitée de longs discours à la portée proche des nuées. Les propos philosophiques nitescent, dont les interminables ramifications tendent à perdre le commun lecteur ; or si le public se fait absent de la tribune, le plaidoyer perd son utilité et sa force, pour ne noyer en une vaine tentative bourbeuse, et ses sarments n’atteindront plus leur objectif d’éveil des consciences aux trous béants laissés par la balance justicière dont se targuait si souvent le beau pays de France. Ainsi se veut le discours de Victor Hugo, prégnant de modernité, d’humanité et d’Humanisme, mouvement qui naquit pourtant deux siècles avant sa propre venue au monde. Enfants de France, semble-t-il dire, la loi du Talion ne fait plus sens. Où demeure le sens sporadique en l’énumération de ces règles : un œil pour un œil, une vie pour une vie, ainsi ? Invectivez plutôt chers frères, cette inéluctable habitude pour mieux la combattre et l’abolir. Affecté, l’auteur blâme ainsi l’illogisme sidérant d’une société qui s’avère capable de verser impunément le sang en une vésanie inexpugnable, recréant de fait avec opiniâtreté le crime qu’elle reproche à l’accusé, armée d’un sang-froid avilissant et ténébreux. De fait, ses actes de violence aliénants ne pouvaient que se heurter au monolithe Hugo qui s’érigeait pour la défense de l’humain, de la pluralité et de l’entente des êtres entre eux. Utopie, avanceront certains de ses détracteurs, noble cause pour ceux qui s’enorgueillissant  de marcher dans ses traces. Mais sans nul conteste, l’on peut dire que cette œuvre recèle un propos qui sut faire écho au fil des siècles, témoignage brut dont la précellence est laissée à l’expression singultueuse des souffrances, des angoisses et des regrets que seuls peuvent exprimer les pauvres erres à qui l’on a révélé l’heure et le jour de leur mort, toujours trop proche.

Qui est-elle, cette âme en peine dont nous faisons la connaissance dans l’apologue d’Hugo sous de biens obscurs auspices ? Son mal, ses maux adornent le récit de plaintes et de sanglots qui viennent meurtrir nos oreilles au travers la rédaction de son journal intime, rédigé claquemuré entre les parois squalides de sa prison, dont le verbe de l’auteur parvient à nous faire percevoir jusqu’aux remugles et la froideur. Se peut-il que cet homme à la tragique et inéluctable destinée, parvenant via une infinité de pleurs à nous rendre empathiques à son désespoir, ait réellement pu faire couler le sang ? L’incroyance du lecteur est grande, et c’est pourtant affecté que nous comprenons que l’être, ni héros ni incarnation du mal, a réellement tué ; ô grande déconvenue pour un humain dont on se prend en pitié, priant de voir advenir à chaque ligne la grâce royale en laquelle il place ses maigres mais toujours vivaces et vibrants espoirs. Une main invisible libératrice qui n’arrive jamais, même au seuil de la terrible invention du professeur Guillotin. L’anonymat du personnage principal, le fait que l’on ignore tout des détails de son existence, de ses traits physiques ou moraux, de ses tares, même de son nom, font qu’il n’est pas un éternel héros comme l’on en retrouve toujours dans la littérature. Il incarne la foule, la masse, mais servilement aussi la subordination du chagrin sur l’intellect humain : les éclats dont est capable une âme pour voir sa vie se prolonger de quelques minutes, d’infimes heures dont on pourrait encore se délecter. Du fond de sa sentine, l’homme subodore sa misérable fin, tenant cette assertion en horreur tout en tentant de lutter contre les prémisses de folie qui ne manqueraient pas de l’accabler si jamais il se laissait aller à une trop profonde introspection, à la convoitise d’une échappatoire ou d’une grâce.
Tout espoir est perdu, pourtant son étincelle demeure incandescente dans les ruines, les survivances de son âme décharnée par les regrets et par l’effroyable violence du jugement des hommes. Il ne souhaite pas mourir, mais perdra la vie tout de même. Ses proches sont déjà morts pour lui, d’une certaine manière. Sa propre fille, la petite Marie, ne le reconnaît nullement dès lors qu’elle présente son visage angélique et poupon devant lui. Ultime blessure qui achève de couper le condamné du reste de l’existence et du monde. De même, les litanies fuligineuses, mielleuses d’hypocrisie de la religion ne lui peuvent être d’aucun secours, stigmatisant en son esprit la venue du moine dans sa cellule comme moyen pour l’homme de clergé de se donner bonne conscience, en tentant de laver la souillure par une fantaisiste absolution venue d’une force supérieure fantasmée.
L’œuvre de Hugo est une leçon, une morale, un plaidoyer, laissant à jamais dans la mémoire du lecteur une réflexion profonde sur la notion même de mort.

lundi 7 mai 2012

Jean-Jacques Rousseau - Julie, ou la Nouvelle Héloïse





« Que mon état est changé dans peu de jours ! Que d’amertumes se mêlent à la douceur de me rapprocher de vous ! »
De sorte à m’adresser à vous sans ambages, lecteurs, il apparaît évident que le lectorat français eût jamais entendu parler de Jean-Jacques Rousseau autrement que comme le très célèbre philosophe, une des étoiles rayonnantes et altières dont l’éclat participa pour grande part dans le renouveau de pensée que modela la mouvance des Lumières. Aussi son époque en pleine effervescence ne fut-elle pas des plus propitiatoires à une expression des balbutiements du mouvement Romantique, nuées sentimentalistes tardives sur le sol français, mais déjà fortement ancrées en les lettres anglo-saxonnes. Cependant, ce serait erreur que d’omettre les ramifications de l’œuvre complète du philosophe, des sarments qui s’étirèrent vers le romantisme, de sorte à donner jour à Julie, ou la Nouvelle Héloïse, publiée en mille sept-cent soixante et un, synthèse de sa sensitivité dont l‘expression seule s’achèvera avec la dernière page de ce roman épistolaire, mais dont il est possible de déceler encore quelques survivances dans Les Rêveries du Promeneur Solitaire, parues elles en mille sept-cent quatre-vingt deux. Or, dès que la Julie fut sortie des presses, uniment elle fut l’origine d’un élan d’enthousiasme sémillant et pétulant, comme il n’y en eu très probablement nul autre dans l’histoire de la littérature hexagonale ; une allégresse n’autorisant nulle vacillation, tant et si bien que son rayonnement servira de source inépuisable d’inspirations pour la jeune génération d’écrivains sourcilleux qui allait devenir notre mouvement romantique, plusieurs décennies plus tard.

L’intrigue nous emporte ainsi dans la calme bourgade de Clarens, où les tranquilles et rutilantes eaux du lac Léman allaient se voir ridées, troublées par les myriades de soupirs dus à une idylle naissante, vernale, entre un jeune précepteur : Saint-Preux et son innocente élève, la délicieuse toute autant que délicate Julie. Spécieuse, digne de récriminations au regard étroit de la société guindée de cette époque ; tout un chacun dans le roman la qualifiant volontiers de scandaleuse, Rousseau mue pourtant cette passion voluptueuse en un amour solennel, où le potentat phallocratique  auquel les lettres nous habituèrent se trouve inversé, sans oublier une pureté ambiante enveloppant les deux êtres transis de sentiments vivaces l’un pour l’autre. De fait, coupant court aux agiotages dignes de faux bien-pensant, l’auteur rétablit la sensibilité et la dimension hautement morale au creux des amours des jeunes gens. Cependant digne enfant des Lumières, où la subordination du ressentit ne trouvait encore nullement sa place, Julie et Saint-Preux se verront opposé de ténébreux épreuves et rets, ces embûches tendant à faire office de catharsis afin de catalyser, épurer de trop vifs élans pernicieux pour la sacro-sainte raison. La brusque séparation, toujours grandissante en distance des deux êtres atteindra finalement son objectif de destruction de ces vagues déferlantes de sensitivité qui dominaient l’être des amants marris ; ne leur laissant au regard que les scories, engeances de leur dévorante passion de manière à leur faire retrouver définitivement et simultanément sens et raison ; n’allouant plus nulle place à la vésanie aliénante qu’est l’amour, un truisme pour Rousseau.
Sujet grandement affectionné par les auteurs romantiques, la vassalité aux sentiments est ici plein sujet à exploration, déconstruction méticuleuse qui permet au lecteur de prendre conscience de la dimension mirifique mais délicate comme un pétale de l’amour ; et cette sollicitude de l’auteur tout comme indirectement du lecteur pour les deux malheureux héros se voit rendue possible, car sise en la forme épistolaire de l’écrit, permettant un compte-rendu presque méthémerin des personnages ; un style tant compassé qu’il ne se verra pas à nouveau exploité par les écrivains du siècle à venir à l’exception peut-être d’Honoré de Balzac, dont l’ampleur de sa Comédie Humaine lui permettait l’utilisation d’un très large éventail de styles et de narrations. Cependant, parler d’abandon total serait un boniment, puisque les lettres laissèrent en leur sillage l’utilisation d’un récit à la première personne, réduisant considérablement les risques de logogriphes qui étaient alors courants en la production littéraire (et plus particulièrement philosophique) du XIXème siècle. Ainsi était-il possible de prendre minutieuse connaissance des tourments intérieurs du « moi », face aux affres et à la rudesse de ressentis parfois extrêmes, souvent contradictoires, mais dont l’homme était toujours servilement le pantin, et les prises de conscience ô combien sporadiques !
Personnes contrites presque poétiques que les amoureux dans leur sensibilité d’âme, l’atmosphère se fait prégnante pour eux dont l’être devient réceptif de façon épidermique aux changements et flux de l’extérieur, aux teintes prises par les brises et les heures sauvages ; leur réceptivité se  fait ainsi autant vers la magnificence de la Nature qu’aux vagues déferlantes des tourments internes, propres aux cœurs en peine et que rien sinon la vision de l’être cher ne saurait consoler. Cherchant la quintessence de leurs soupirs, les deux amants rivalisent de lettres enflammées tiraillées par les maux dus à l’absence de l’alter-ego et les délices de parler de celui pour qui l’on respire et avance.

Cependant, l’éclat des Lumières ne rime en rien avec la remise en cause de la rémanence de certaines valeurs chez Rousseau, et sous le voile utopique de cet amour parfait entre deux jeunes êtres, demeure malgré sa vétusté la question chrétienne ; aussi l’auteur accommode-t-il l’éternelle question du paradis perdu en filigrane de son récit, se transformant dès l’instant où le lecteur entend cet enjeu sous-jacent en une parabole religieuse. On peut dénigrer autant que faire se peut le christianisme, où l’humain lantiponnant se voit jouet des sentiments de désir mais également de cruel manque, et la femme adorée à qui l’on accole les mots les plus thuriféraires devient le firmament infini, rendu inatteignable des convoitises masculines par son exil terrestre, subodorant toujours davantage sa dimension de finitude. Encenseur et exalté, Jean-Jacques Rousseau voit en ces sentiments des plaisirs de l’amour mêlés à la délectation qu’est d’admirer de beaux paysages une des possibles définitions du sublime, relevant d’un savant mélange recelant de l’immensité et de la crainte des forces de la terre face à son insignifiance.
Ainsi les longues et encenseuses observations de la nature et du paysage mirifique proposé par l’étendue cristalline du lac Léman par Saint-Preux trouvent échos encore une fois dans les différentes errances bucoliques contées dans Les Rêveries du Promeneur Solitaire ; la contemplation doit être réalisée parfaitement figé par l’éclat sublime, arborant une roideur marmoréenne, de sorte à mieux profiter des paysages qui sont offerts aux regards humbles. Mais La Nouvelle Héloïse n’en oublie point pour autant les vivaces idées prônées par les philosophes contemporains à l’écrivain. De fait, l’écart que s’est autorisé l’écrivain n’en demeure pas pour autant teinté de questions qui se trouveront posées plus profondément dans ses deux ouvrages majeurs : Du Contrat Social et L’Emile, tout deux publiés la même année de mille sept-cent soixante deux ; son obliquité pour les graves questions de société, de politique et d’éducation ne pouvant être niée très longtemps. Les thèmes abordés dans la Julie sont censément variés, pensés de sorte à toucher la plus large audience possible, sinuant au travers des lignes plus légères où la jeune élève et son maître se lancent de doux regards ; les débuts de la mouvance romantique annoncent de fait une dimension large, où ses repousses touchent autant à l’esthétique qu’à la morale ou la philosophie elle-même. Une présence particulièrement évidente lorsque Rousseau aborde minutieusement les domaines de la musique en tant que science, ou la délicate question du suicide, toujours furieusement rejetée, vilipendée par la religion.
Aussi serait-il possible de parler de « roman total » au sujet de l’œuvre qui nous occupe, un ouvrage dont le rayonnement n’est plus discuté. Il se fait de la sorte le reflet parfait de ce en quoi allait se muer le Romantisme naissant, un genre n’aspirant nullement à la tergiversation  mais bien à aborder la totalité des sujets auxquels pourrait un jour se voir confronté un homme dans sa quête contrastée de l’absolu. Car les rêves, principale source d’inspiration des auteurs et ténors de ce mouvement, ne souffre lui aucune limite, englobant le monde et tout ce qu’il contient, de sorte à pouvoir à jamais parler à ses lecteurs des temps actuels et à venir. 

lundi 30 avril 2012

Erasme - Eloge de la Folie





Marionnettes comme extraites derechef de l’obscure caverne platonicienne, bacchantes hurlantes châtiant les mortels de leurs courroux inextinguibles, voici venir l’Aveuglement et la Démence, mais ce n’est pas une aberration que de les voir hautement glorifiées lorsque la prouesse acérée est réalisée par l’un des chefs de fil du renouveau de la pensée européenne durant la Renaissance.
Avant, bien avant de prendre la plume et d’adjurer ses lecteurs à penser profondément, Erasme de Rotterdam, qui vit le jour à une date incertaines bien que commodément admise que celle de l’année mille quatre cent soixante-neuf, consacra les quarante premiers étés de son existence à l’Eglise mais nullement habité d’une quelconque allégresse : les devoirs que sont ceux d’un moine paraissaient corroder son esprit et sa verve, brimer ses pensées à s’astreindre à une vie de frugalité teinte de dénégation du vaste reste de monde environnant. Il fait sécession des ordres, à qui il ne cessera par la suite d’adresser ses pires doléances au cœur de ses différentes œuvres qu’il voudra d’un verbe corrosif et une diatribe caustique, et ce dès l’an mille cinq cent neuf. Comme mû par une force impalpable mais régénératrice,  qui aurait grandit en son intellect après quatre interminables décennies de silence, abjurant ce que furent les piliers de son existence par le passé, seulement une maigre semaine lui fut exigible de sorte à produire son âpre et mordant premier opus, primordialement composé mentalement, puis couché sur le papier auprès de l’âtre rassurant de son plus fidèle ami l’essayiste et philosophe anglais de génie Thomas More (à qui on doit, entre autre, l’Utopie qu’il n’est nul besoin de présenter à nouveau) : Eloge de la Folie. Accommodant ses propres adages et reproches à une vise passée dans l’obscurité intellectuelle de la religiosité, l’écrit est rapidement proposé aux presses, et la toute première édition paraît deux années plus tard, en mille cinq cent onze, à Paris, alors centre névralgique de tout le frémissement culturel qui emplissait le Vieux Continent.

Sans pour autant tomber dans l’évident  mais dangereux piège de l’amoncellement des rancœurs et révoltes ressenties par l’écrivain, l’œuvre demeure relativement courte mais cela ne nuit en rien à son ton se voulant comminatoire, subtilement occulté par l’omniprésence d’un humour acerbe et sans ambages, elle cultive la châsse d’un paradoxal éloge, genre grandement plébiscité par les antédiluviens auteurs des époques dorées des Antiquités Romaines et Grecques ; car elle allouait à son rédacteur les appas délectables de la moquerie sous cape, fine et subtile qui ne laisse transparaître que tardivement toute l’acrimonie de son propos, léger d’apparence, grave de fond. Le tout demeure allégé par le bouffon principe d’élection d’un sujet propre à être bafoué, couvert d’opprobre, excluant tout propos dithyrambique, et l’auteur s’astreint à en conter l’histoire élogieuse, brillant dans son raffinement et dans la profondeur des maximes qui peuvent aisément lui être attribuée.
Concernant le cas précis de l’écrit du grand Erasme, nous apparaît l’altière et attrayante Folie, personnage central tout autant que fictif, qui armée de ses grotesques gestuelles empruntées aux pires enseignants puis parodiées par ses soins, donne débonnairement ses leçons d’arraisonnement et d’absurdité teintée d’arguties qui permettent ainsi de rapides retours au sérieux du propos, aidant le lecteur à se situer en ces discours.  Ses prises de position bigarrées et disparates captivent ses auditeurs dont le lecteur fait partie intégrante, et de sorte à les gratifier de leur assiduité à son fol cours, elle leur offre en guise de dringuelle la terrible vérité, désabusement et déboire effroyable, qu’elle règne en maîtresse absolue et incontestée sur leur méprisable existence.
Aussi s’abreuve-t-elle de leur déplaisir et de leurs régulières bassesses propres à la mauvaiseté inhérente à l’humain, mais cependant sans s’oublier à leur jeter à la face la dernière subtilité de son introduction, telle une antienne que l’homme aurait niée depuis des temps immémoriaux : elle demeure leur principale et plus grande source de plaisir des sens. Briguant leur permanente attention tout comme une sujétion totale, la Folie entend cependant que, de sorte à le faire plus persuasif, la brièveté de son paradoxe s’avèrera sa meilleure alliée, assurant de fait la pertinence et l’efficacité de son propos.
Ainsi s’efforce-t-elle à  une forme d’hétérogénéité, ou plutôt à ce stade dans le récit, à la duplicité se faisant démiurge d’une distinction élémentaire entre la folie en tant que telle, et créant la dissemblance d’avec ce qu’elle baptise la « folie douce ». Calomniatrice, souhaitant avant tout la violence marquante de son sujet, elle déclare comme dément purs ceux qui convoitent la belligérance, admonestant le goût pour les labiles richesses de cette terre en biens pécuniaires et temporaires ; puis elle appesantit son regard porté sur toute la classe des théologiens aspirant à expliquer et questionner l’essence même du divin, percer le mystère d’un dieu unique et omnipotent.

Des thématiques éminemment humanistes, appelant à octroyer plus de complaisance et de temps à la raison et à sa sœur jumelle tant aimée la logique. Concédant un contrebalancement nécessaire à la pertinence de sa parole, cette douce et chérie Folie ne peut être autre que celle de la méprise, engeance d’égarements doucereux provoqués par le crépuscule de la mesure, saveur amère bien connue de ceux emplis d’une passion pour un quelconque sujet, animant de doctes réflexions et moments d’égarements en son propre être ; heures de plein silence ou au contraire d’exaltations culturelles de ceux qui apprécient tant un domaine qu’ils lui dédient éperdument une part de leur être le plus commodément possible.
Comme la passion peut paraître panachée, en concorde pleine avec le goût du bien et du beau, thématique tant adorée par Platon le philosophe-roi, sa République et surtout son Banquet où se discutèrent à bâtons rompus plaisirs sensuels, connivences avec la douceur du miel et des chairs ; une œuvre qu’Erasme connaissait à la perfection, briguant de l’étudier toujours plus tant qu’il serait possible d’en extraire d’importants enseignements et règles philosophiques qui parent le monde d’indénombrables lignes directrices. Ces instants désincarnés de délires délectables ne portent nul préjudice à un quelconque être, ils sont élans dans le respect d’autrui, de ce royaume intouchable qu’est la figure de l’Autre. Ainsi, non sans un certain cynisme, Erasme expose que tout humain peut être l’éventuelle victime innocente des pouvoirs de l’illusion, une épée de Damoclès aqueuse et donc inoffensive qui restera attachée de son crin de cheval au-dessus de nos crânes jusqu’au temps de rejoindre la tombe et la terre. Aussi, notion aux attraits purement épicuriens, quel sens y a-t-il à condamner, blâmer ces fantômes évanescents puisqu’ils sont sources vives d’un plaisir certain, divagation qui procurent de trop rares instants de bonheur disséminés tout au long d’une interminable existence qui serait trop sèche, si triste sans cette Folie qui se mue peu à peu, au fil du texte, en ce mythe presque salvateur, cheminant à ses côtés.
Biffer la retenue pour défier les plaisirs, voilà qui pourrait passer pour le plus éloquent des discours, or chez Erasme, rien ne peut apparaître davantage incertain, quand bien même ces propos sont repris avec la plus vibrante des éloquences à la fin de l’exposé de Dame Folie ; l’intention demeure toujours brumeuse, pour tout lecteur peu habitué au maniement de l’ironie, la parodie demeurant part intégrante de ces lignes jusqu’aux ultimes mots usités dans cette œuvre, à laquelle le lectorat malheureusement peine à donner créance du fait de la bouffonnerie marchant de concert avec l’acerbe critique qui peut parfois apparaître tristement occultée par un masque narquois.

Récit relativement rare pour une production littéraire au mot si violent contre les ordres établis et luttant contre la déréliction des âmes, le succès de l’Eloge de la Folie fut très important dans toute l’Europe, au point que deux des plus éminents peintres hollandais de la période de la Renaissance : Hans Holbein l’Aîné et Hans Holbein le Jeune lui dédièrent un nombre non négligeable de gravures et d’illustrations qui contribuèrent subséquemment à enrichir l’œuvre.
Ainsi Erasme de Rotterdam contribua à dévoiler le tabou de la folie, maladie insufflée par la figure diabolique elle-même pour cette époque où le terrain de la connaissance se trouvait encore ardemment disputé entre l’obscurantisme, enfant chéri de toute forme de religion, et la volonté de savoir de ces hommes qui surent s’affranchir de plusieurs siècles de craintes irrationnelles de sorte à mieux s’en référer aux maîtres Antiques dont la clairvoyance n’était point parvenue à s’insinuer jusqu’aux brumes opaques de la longue période appelée Moyen-âge. Car intrinsèquement, la Renaissance est chantre de cela : révéler à l’homme sa propre démence et ses défauts héréditaires, démythifier cette supposément créature façonnée à l’image d’une fuligineuse divinité pour la révéler telle qu’elle, chair et doutes, fluides et peurs qu’il n’est plus nécessaire de refouler si l’on tient à mieux entendre ce continent qu’est l’Humain. La lucidité, étayant le texte d’Erasme peut pourfendre la Folie ; des sujets qui seront repris par deux éminents Michel : Montaigne dans ses Essais et Foucault dans son magistrale Surveiller et Punir

samedi 21 avril 2012

L'Etranger - Albert Camus



Etranger à l’extérieur, ou peut-être est-ce seulement à son propre être, dès lors que l’on élit comme cadre immanent de vie l’acceptation de l’absurdité autour de nous, semblant faire abstraitement corps avec la pluralité ambiante ; indifférence au monde, désintérêt pour toute forme d’altérité qui au hasard des errances du héros, auraient l’heur de croiser ses pas. Part de la trilogie Camusienne ayant trait à l’idée philosophique de l’absurde, parmi d’autres œuvres que sont Le Mythe de Sisyphe et Caligula, l’écrit de l’auteur français L’Etranger ne se contente nullement d’allouer au lecteur la possibilité de suivre le cheminement impavide dans toute son apathie du personnage principal, ombre nébuleuse parmi les taches sombres luttant avec l’étouffante et vibrante chaleur d’une Algérie d’après guerre ; ce livre s’inscrit pleinement en le projet Camusien consistant à récuser l’omnipotence irréversible d’une forme abstrus de destinée, tant louée et appréciée de nombre penseurs antérieurs à son époque, mais dont l’influence s’imposait alors avec la force tant irréfutable d’une évidence.
Albert Camus expliquait de son vivant que, dès lors l’absurdité d’une banale existence humaine venue s’imposer à notre esprit, il ne restait plus à l’éclairé que deux possibilités sommes toutes possibles à envisager, car inéluctables dans les deux cas : le suicide, ou le rétablissement. Mais constat pouvant paraître d’un paradoxe déroutant pour celui qui viendrait à parcourir le contenu des pages qui nous occupent, l’écrivain ne mentionne nullement ces deux notions, tout du moins réellement telles qu’elles ; cependant sommes-nous à même de nous questionner quant aux égarements en lesquels semble s’enclore docilement le personnage principal : son acceptation morne de l’éminence de sa condamnation à mort, nulle feintise mais véritable résignation. Aussi peut-elle se relier à une forme de suicide, du fait de son ténébreux refus de toute forme de défense lors de son simulacre de procès ? Intéressons-nous davantage à cette créature pathétique mais saisissante, de sorte à mieux percer les insondables ramifications de la pensée du philosophe.

Inconnaissable tout autant qu’inébranlable, Monsieur Meursault semble apparaître comme un homme dont la banalité atterrante ne puisse être égalée que par un stoïcisme dont il ne puis se défaire puisque part intégrante de son être ; un calme en toute situation qui ne semble cependant nullement interloquer ses amis et autres interlocuteurs qui à leur tour, se posent comme les parfaits contraires du personnage central au roman philosophique d’Albert Camus. Purs et simples créatures (ou peut-être serait-il davantage judicieux d’user ici du terme de « créations » ?) d’une société encore abasourdie par les violences sans précédent qui caractérisèrent le second conflit mondial, les êtres que Meursault est appelé à fréquenter au fil des pages nous amènent, lecteurs, à considérer une nouvelle évidence. Non point son personnage principal totalement désincarné, ce sont les Autres de Camus, ces hommes et ces femmes ineptes qui se meuvent et agissent tels que le moule de la société leur a indiqué, et ainsi subissant tout en l’acceptant une prépondérante  domination du paraître qui de fait leur impose une vassalité par rapport à autrui, mais également vis-à-vis du cadre social au sein duquel ils évoluent ; une prégnante subordination dont ils ne semblent point jouir d’une quelconque conscience, tant leur petit univers semble rigide, immobile, mais sommes toutes confortable. Aussi l’attitude observatrice plutôt qu’actrice de notre héros peut paraître hautement sibylline au regard des différents protagonistes du roman, empreint tel qu’il est d’incroyance, mais jamais fluctuant quant à ses choix, attitudes et pour le peu de jugements qu’il lui arrive d’exprimer. De fait, l’indifférence même semble être son mot d’ordre, une égide dont il ne cherche jamais à se défaire tel un mauvais masque, et ce même lors de ce terrible évènement que peut être le décès d’une mère. Flegmatique, hagard,  froid sûrement, le personnage principal note à la manière d’un journal intime enfantin, feuilles vierges idéales à recevoir toute introspection : « aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » ; et dès lors explose toute l’hideur de cette incapacité à l’affliction, de s’émouvoir du plus cher des êtres ; cette impossibilité pour lui d’extérioriser un invraisemblable ressenti, puisqu’il ne le peut. Cet homme ne ressent pas, le laconisme glacé est son idiolecte et le non-usage de l’affection, sa personne même ; le simple fait de devoir se déplacer de sorte à assister aux obsèques semble le canuler, le fait de devoir –conventions sociales obligent- faire montre d’une forme de commisération pour la défunte le gêne et l’amène à se questionner sur le pourquoi d’un rôle qu’on se verrait forcé de jouer, de feindre, tandis que l’on n’en ressent ni l’envie ni le besoin. Ainsi, Eros et Thanatos s’opposant depuis des temps littéraires antédiluviens, la mort tient également une place prépondérante tout autant qu’abstrus dans le récit, où il appert que même la perspective d’une mort prématurée et décidée par une tiers personne ne semble aucunement effrayer M. Meursault, livrant sporadiquement ses observations quant à l’arrivée de la sentence et de la Nuit.

Au regard d’un être humain, pour qui l’antinomie  n’est que fantôme ardument saisissable, aux yeux de qui la disparition de la figure maternelle ne fait que renforcer la vacuité, et que le manque cruel de sens aux existences menées est un truisme ne valant point que l’on s’en offusque ou même qu’on en dispute, que peut alors figurer le visage blême et rachitique de la Mort ? Est-ce pusillanimité, ou oisiveté face à une décision dont l’extériorité est telle que toute prise de notre part est vaine et illusoire ? S’enténèbre alors le jugement du lecteur, pour qui l’abolition du sentiment dont Meursault semble être la victime parfaitement consentante et inébranlable relève du fantasme, du domaine ineffable de l’impalpable, inatteignable. L’inconnu à lui-même se voit condamné à affronter le tranchant de la guillotine, et est-ce vésanie ? est-ce ce sentiment d’une déperdition à laquelle nul n’échappe ? le personnage ne pipe mot, hochant la tête en signe d’acceptation glaciale de par qui le terme de mort semble vidé de sa substance, de son sens qui lui confère de fait cette terrifiante réputation. Les partisans de la démence recourront telle une tête de Méduse pétrifiante à l’argument de son absence de défense lors du procès, affirmeront affablement qu’il n’avait rien ressenti lors de la mise en terre de sa mère dont, affirmation totalement inintelligible pour les jurés comme pour le lecteur, il s’avère incapable de donner l’âge alors que les juges l’interrogent à ce sujet. Atermoyant leur répulsion, les lecteurs peuvent en contrepartie laisser libre cours à leur animadversion pour la nonchalance  éternelle, presque mue en un roc infaillible, de l’accusé qui s’apprête à mourir en place publique, face à la foule qui pourrait laisser éclater sa rage et son acrimonie pour le loup solitaire, objet de rejet et des pires récriminations pour s’être écarté de la meute ; un chemin différent qui trouve sa source nourricière dans une prise de conscience probablement antérieure au récit et à laquelle le lectorat ne peut assister, mais dont il est libre de constater le résultat dans toute son étendue d’apathie et d’incompréhension face aux myriades de reproches et de tentative d’un éveil vain dont il paraît être la cible. Pauvre erre qui semble s’être défait du fait qu’est l’étau des conventions globalement acceptées et revendiquées, il semble cependant jouir avec une certaine insolence que tout un  chacun peut ardument souffrir : le trou béant laissé en son cœur par la disparition des sentiments de peur. En effet, si la vie se révèle dénuée de goût et de prix, en ce cas pourquoi craindre de la voir s’enfuir brusquement ? Nulle réceptivité l’exempt des larmes et des angoisses, seule demeure l’acceptation des faits dont ses errances l’amenèrent à croiser le chemin ; et l’homme alors attend la mort paré d’une sérénité ô combien enviable, se délectant ou s’amusant à loisir des survivances de ses souvenirs de comment se déroulait sa vie au-delà des murs squalides de sa prison, considérant tout autant les scories que les bonheurs, espérant qu’il y aura, finalement, un peu de monde à venir assister à sa mise à mort lorsque sera advenu le jour jugé propice par ses geôliers.

Peut-être ainsi est-ce cela, l’absurde Camusien. Subodorer le non-sens, le faire sien pour avancer plus sereinement face aux aléas que pourraient être autrui et le sort.

lundi 16 avril 2012

Petite introduction au Romantisme





Je vous discerne du coin seul de mon œil lecteur, cillant face à la lecture du titre de cet article. Non point une œuvre aujourd’hui, mais allouez-moi la possibilité de vous exposer quelque peu mon inclinaison vivace et incandescente pour le sujet abismal mais néanmoins ô combien passionnant pour un courant littéraire auquel je n’hésiterais point à dédier tout, de la naissance de mon amour pour les Lettres, les textes perdus et inintelligibles de par leur style abscons, jusqu’aux récits ampoulés d’ardeurs et de démences propitiatoires aux plus célestes inspirations. Ce mouvement, quel autre que celui du Romantisme ; volonté d’imbrication de  l’être avec l’esprit de l’univers dans sa plénitude, mais tout autant que de concert avec les passions amoureuses, les évènements des temps passés parfois sibyllins, parfois édifiants. Il inspira, poussa à l’acmé des élans révolutionnaires qui abominaient la servitude et la trop souvent absente raison, il étaya de ses bons mots le péché de luxure pour l’amener jusqu’à l’empyrée des imaginaires humains.
Tant de fois se vit-il aliéné par d’authentiques fieffés, pas trop pressés de le réduire à de ténébreuses  iniquités, où on le voyait conglomérat de simagrées teintes de sentimentalité désuète, minauderies de lecteurs distraits de par le prosaïsme régnant en nos cultures actuelles. Je brigue de fouler du pied ces spécieux qualificatifs, de sorte à censément encenser ce courant qui su à la manière de nul autre introniser les passions humaines, n’aspirant qu’à s’exprimer éperdument. Aussi permettez-moi lecteur de vous causer un tant soit peu de ce romantisme, que je chéris tant et ainsi subséquemment peut-être, le débarrasser de cette malsaine réputation de vétusté dont on l’a si injustement affublé.

« Ô temps, suspends ton vol ! Et vous, heures propices,  suspendez votre cours ! »

Epars, probablement, vous sont les indifférents souvenirs de scolarité demeurant en votre mémoire de l’étude du romantisme ; un terme qui se pose à l’encontre même de toute forme d’alexithymie, puisqu’il insinue profondément la nécessité d’épanchement des sentiments et de leurs sarments, tantôt sujets de blâme, parfois portés aux nuées, il définit, stoïque face aux attaques rationalistes, les rêveries proprement humaines d’amours éternelles et délicates, dont on ne pourrait parler qu’en souvenirs thuriféraires et dont la rémanence n’aurait jamais à souffrir un quelconque démenti. De fait se pose-t-il en ennemi parfait de la brutalité des jouissances temporaires, de la vésanie hoir de la violence regrettable et démontre cette démence qui consiste à gratifier des élans momentanés de qualités propres à durer en la temporalité dont les êtres sont les faibles victimes.
Mais qu’en est-il de sa naissance ? Le romantisme est de ces rares mouvements qui jouissent de la capacité à se targuer d’une naissance en des lieux multiples, puisqu’il st possible de lui faire don de deux origines, toutes deux de culture sempiternelle anglo-saxonne : l’Allemagne et l’Angleterre, la France se voyant forclose à ses premiers vagissements, et dont les initiateurs et dignes représentants sont William Wordsworth et Samuel Taylor Coleridge (Lyrical Ballads) en ce qui concerne l’Angleterre, et Johann Wolfgang Goethe (Les Souffrances du jeune Werther) pour l’Allemagne ; tous trois éminents protagonistes de la seconde moitié du XVIIIème siècle, période exigible dans l’histoire des Lettres qui vit l’élévation de l’intérêt des foules (même si ce fut au départ d’une voix pateline) pour l’importance rendue à l’être en tant que tel, le goût morbide et nostalgique pour les bâtiments en ruine, héritiers des affres du temps et de l’indifférence méthémérine des hommes, l’obliquité pour les âmes à la sensitivité exacerbées, et la crainte de cette figure insaisissable tout autant inévitable qu’est la mort. La France, laissée quelques temps de côté par cette fièvre artistique, devra patienter davantage afin de connaître ces égarements délicieux grâce à la plume de Victor Hugo, dont les œuvres poétiques à  la beauté à couper le souffle telles que La Légende des Siècles ou Les Contemplations témoignent de cet attrait expiatoire de fusion avec l’essence de la terre, de la nature, du monde dirais-je même, affichant une réceptivité hors-norme pour tout sujet pouvant toucher au cours ineffable et irrémédiable de l’horloge, et de sa jumelle la destruction, qui de son épée pourfend la mémoire et ses indénombrables héritages abandonnés au dédain désabusé de l’homme, qui croit de moins en moins, une récrimination d’une existence humaine, face à leur sujétion involontaire aux ravages de l’âge couplé au temps qui s’enfuit, courant toujours plus vite, davantage chaque jours à la rencontre d’un horizon des plus incertains. Il exprime cette convoitise de la fusion d’ego à ego, l’exprimant au travers de cheminements vers des lieux de paix, des thébaïdes occultés aujourd’hui mais jadis sujets d’admiration flatteuse. Truisme aussi, les effusions lacrymales endeuillées, l’expectative du décès, le ressenti omniprésent du trépas, la vassalité de l’homme envers ses propres remords constituent un terreau de choix pour l’accroissement des composantes de ce mouvement unique. Et cette mort, affable et surreprésentée s’empare résolument, souventes fois, des figures de jouvencelles emportées trop tôt par quelques chagrins d’amour ou sous le faix d’obscures maladies encore mal connues, nimbées de fait et en sus d’une fascination dérangeante pour leur irrévocabilité effarante. La femme, courtoise et source d’appétence, est sorte de totem absolu de ce courant artistique.

« Nous contemplons l'obscur, l'inconnu, l'invisible. Nous sondons le réel, l'idéal, le possible. »

Les feux qu’elle seule peut inspirer dans toute sa mirifique plénitude se trouvent ainsi au cœur des œuvres de ce courant. On l’imagine, on la fantasme et la pare du drap chamarré du rêve à la manière du tout jeune Châteaubriand. Les éclats encenseurs de la rencontre suivent, subodorant très souvent une interdiction infranchissable dont sont victimes des Heathcliff et Catherine, Charlotte et Werther, Julie et Saint-Preux. Dès lors rien ne peut achopper les amants transis, et apporte la foudre amère de la certitude de la pérennité du sentiment amoureux, l’évidence des retrouvailles avec cet alter-ego qu’est la plénitude même (une thématique que l’on retrouve admirablement développée chez Emily Brontë et son Wuthering Heights), une évidence que l’on pourrait presque qualifier de pythonisse tant on pourrait croire que le croisement des regards relevait d’un destin tout tracé (sur le grand rouleau, peut-être, le Jacques le Fataliste ?)
L’amour est sacré, il s’avère aussi prédestiné, comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement puisque les amants se déclarent prêts à affronter tous les rets possibles pour demeurer aux côtés de l’être chéri, adoré, placé sur le piédestal aveugle d’une première fascination ? Les amoureux ont l’heur de connaître cette sensibilité, qu’ils savourent sans se douter nullement qu’elle se révèlera par la suite unique, rien ne pouvant recréer sa magie originelle, même la meilleur des feintises et la foultitude de nouvelles tentatives et autres espoirs auquel pourra se livrer le transi de cette quête insondable et vaine de retrouver les émois primitifs. Cette servitude ancillaire à la femme peut parfois relever du simple rêve, mais demeure indéniablement une main tendue vers la divagation délictueuse, aux égarements dans le voyage. Initiatique, prophétique, il l’est certainement, récusant toute rationalité et raisonnement pernicieux qui pourrait tuer les rêveries d’un solitaire promeneur dans l’œuf même. Se perdre de façon stochastique en des bois humides, épais et mystérieux fait partie intégrante des plaisirs romantiques, de l’âme et non des sens ; au cœur de ces œuvres où l’acte sexuel, la fusion charnelle des corps n’est jamais décrite, tout juste pudiquement susurrée, insinuée ; et où le baiser apparaît comme une parfaite quintessence de l’affirmation amoureuse. Une transgression exaltée de cette châsse de sacralité qu’est le corps humain, enseignement s’il en est uniquement chrétien, qui verra même son propos parfois remodelé sur le modèle romantique, peut-être par une quête secrète mais totalement partagée par ses auteurs de lui conférer une certaine légitimité aux grands dispensateurs de morales régressives que sont les tenants de la religion, très ancrée en France, quand placée en comparaison avec ses voisins de langues à racines germaniques.

Contempler, méditer, accorder aux variations du labile être aux changements de la nature ambiante l’exaltation de la puissance des émotions ; voilà ce à quoi aspire le mouvement Romantique. Sont-ce là réellement obscures pratiques oubliées de notre temps où tout passe toujours trop vite ? Où l’iniquité et l’incroyance semblent se partager le pouvoir ? Pensez, lecteurs. Interrogez-vous quant à leur éventuelle disparition, biffez ce dont vous vous croyez certain jusqu’à l’absolu, puis plongez dans la lecture d’une œuvre de cette période.

lundi 9 avril 2012

Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles - Lewis Carroll




Non. En définitive, je persiste à me placer dans la négation. Il semble que je ne saurai jamais m’accommoder de l’effervescence ambiante, des regards admirateurs et des opinions dithyrambiques incessamment posés sur l’œuvre de Charles Lutwidge Dodgson, éminemment connu sous le pseudonyme de Lewis Carroll, un nom déterminé non point par une quelconque obliquité du conteur, mais uniquement compte tenu de sa simplicité de prononciation pour le bègue qu’il s’avère être depuis sa plus tendre enfance. Dodgson, cet imaginaire personnifié à qui l’on prête les épithètes les plus discriminatoires, passant du modeste fou au révulsant pédophile, en passant par l’évident amateur d’opium et de champignons hallucinogènes. Par-delà les légendes modelées par la masse, où se terre en réalité la vérité quant à ce personnage énigmatique ? Toujours demeure-t-il qu’on ne peut nier son penchant pour le domaine de l’enfance, son aversion épidermique pour la prise d’âge marchant de concert avec la labile innocence dont se défont, plume après plume, ces frêles oiseaux que sont les petites filles. Et ce fut en guise ce cadeau pour l’une d’entre elles, Alice Lidell, qu’il laissa la foultitude de créatures étranges rôdant dans son esprit s’exalter et peupler son roman, Les Aventures d’Alice au Pays des Merveilles –publié en 1865-, ingénieux récit d’apparence enfantine mais bafouant éminemment les codes de ces derniers pour y glisser, tout en les dulcifiant, des thématiques qui n’ont rien d’anodines pour l’homme de foi profondément victorien que Dodgson se révélait être, bien qu’il abominait les codes inhérents à cette époque particulière, glissent incessamment entre stupre tu et rigidité intrinsèquement de façade. Tentative de menterie pour renier l’homme de son siècle qu’il ne pouvait éviter d’être, Charles L. Dodgson fomenta, anima Lewis Carroll, l’honorable diacre et le fantasmagorique écrivain, préfigurant un duo qui n’a rien à envier aux Dr. Jeckyll et Mr. Hyde, sorti de l’imaginaire bouillonnant de Robert Louis Stevenson qui devaient voir le jour une vingtaine d’année plus tard.

Chantre de l’imaginaire désinhibé, conglobant toutes les illusions d’un début de vingtième siècle ravagé par le premier conflit mondial, la France devra attendre la connivence des surréalistes avec l’esprit anglais pour jeter l’Alice de Carroll à la face de l’omnipotent cartésianisme français, peu enclin à sinuer fastidieusement parmi les imaginaires chamarrés du « nonsense » Carrollien, sémillant dans son éventail de personnages tous plus invraisemblables qu’hallucinés, trop exaltés peut-être pour une réceptivité hexagonale considérablement réduite dans nos contrées, quand mise en comparaison avec la capacité d’émerveillement des îles Britanniques. Et quel kaléidoscopique univers nous propose aussi Lewis Carroll dans son récit ! Peuplé de figures madrées et insidieuses, la logique n’y est nullement la bienvenue, au pays de la Folie, du sabir incompréhensible d’animaux anthropomorphiques et d’un irréalisme devenu maître de chacun de ses visiteurs qui s’y aventurent. Décrite comme « extravagamment curieuse », la petite héroïne Alice ne tarde point à être victime des ramifications de l’aliénation ambiante de l’univers ahurissant au sein duquel elle va évoluer tout au long de l’œuvre. À longueur de temps et de rencontres avec des personnages matois et abstraits, plus rien ne finit par étonner l’enfant, qui s’accommode à la perfection aux extravagances de ses protagonistes, tout autant que de la cruauté despotique de la Reine de Cœur la traquant au Pays des Merveilles.

De fait, que cherchait à nous susurrer à l’oreille Carroll, dans cet univers allègrement adorné de non-sens et d’une logique vacante ou au mieux, sporadique niant de fait tout repères à son personnage principal ? La vie ne serait-elle de fait qu’un morcellement dénué de sens, aux vacillations et autres tares séculaires et éternelles ? En effet, régulièrement confrontée à des atellanes étranges de la part du Chapelier Fou et de ses compagnons, autant qu’à d’insolvables énigmes qui ne se placent de fait point dans l’expectative d’une solution ou d’une quelconque réponse, le pays aux Merveilles laisse accroire à l’enfant que le monde réel lui-même n’est pas en mesure d’échapper à l’aliénation qui, telle des Furies mythologiques parviennent toujours à rattraper leurs victimes ; et de ce constat sans appel, Alice tire moult doléances qui ne semblent point atteindre les personnages qu’elle rencontre ou croise à intervalles réguliers.  S’enténébrant face aux faméliques semblants de réponse qu’elle parvient à saisir, Alice se mue en une figuration de la frustration que chaque être peut-être amené à ressentir face à une existence paraissant jubiler à l’unique idée de pouvoir tromper les attentes de l’individu et se targue d’une résistance farouche à la capacité d’interprétation de l’homme, quand bien même chaque faix peut sembler en premier lieu explicable ou parfaitement familier.

Cinglant notre conventionnel rapport au réel et à l’hétérogénéité des hypothèses rationnelles pouvant expliquer notre monde, Carroll s pose en totale opposition de la logicité, et prend le parti intempestif pour le lecteur de couronner le curieux, un terme qui s’avère récurent dans la bouche de l’enfant Alice. Que recèle alors cette analyse, si ce n’est une importante notion de rejet face à un monde qui parait symboliser cette attitude qu’ont les jeunes enfants à récuser l’univers adulte, emplis de codes abscons, nonobstant la simplicité et la pluralité des imaginaires qui ainsi, par son aspect diamétralement opposé au monde de l’innocence de la jeunesse, semble de fait spécieux au travers du regard de l’enfance. Ainsi, les billevesées du lièvre de Mars, le laconisme énigmatique du chat du Cheshire fascinent le lectorat essentiellement féminin, car davantage réceptif à la progressive perte d’innocence d’Alice, en particulier lorsqu’elle doit faire face à l’importante figure de la chenille, exhalant des effluves enivrantes, où le lecteur ne peut nier l’extrace de ces symboles avec les notions de sexualité et les découvertes de paradis artificiels, momentanés, façonnés par la consommation de drogues (les fumeries d’opium étaient alors communément acceptées et d’autant plus largement répandues au XIXème siècle).

Sachant placer momentanément de côté les sottises affilées des personnages des Aventures d’Alice au Pays des Merveilles, et autres extravagances du même acabit tant elles peuvent paraître exagérément abstrus dans lesquelles certaines figures ont, à mon sens, tendance à se gloser comme totalement hors du contrôle de la plume de leur créateur, Dodgson a pourtant l’art d’aborder précautionneusement des thématiques bien plus graves, au goût amer si tant est que le lectorat parvient à dévoiler ces disparates tout autant que délicats questionnements.  Dispensateurs des craintes juvéniles face à l’éternelle et majestueuse inconnue qu’est la mort, Carroll traite pourtant continuellement de ce thème, bien qu’il soit dans la majorité du temps sous-jacent au récit, comme occulté sous terre (Alice’s Adventures in Wonderland portait initialement le titre de Alice’s Adventures Underground). Censément car tout au plus âgée d’une dizaine d’année, Alice craint sa propre mortalité, mais abroge cette dernière dans son constant refus de constater que, au cours de son parcours du pays des Merveilles, elle se retrouve continuellement en des situations où elle risque sa vie, mais ne le concède nullement, que ce soit dans ces attitudes ou en ces discours. Ces quoi bien même elles les coudoie continuellement, les menaces ces ambiantes ne se matérialisent pas, ne prennent jamais corps (hormis bien sûr le personnage de la Reine de Cœur) ; et ces menaces travesties suggèrent que le risque de mort rampe sournoisement alentour sans pour autant se révéler au grand jour, tant il est occulté par le délire et l’absence de sens revendiqués par l’univers du pays dans lequel s’égare l’héroïne, mais pourtant la chute d’Alice dans le terrier du lapin et son interminable descente accrédite ce risque, cette atmosphère inévitable de mortalité que la jeunesse du personnage principal empêche de prendre réellement et pleinement conscience. Seulement, les boniments et délires de ses compagnons ne pourront continuer indéfiniment de masquer la vérité, lorsque se révèle la Reine, hurlant à qui veut bien l’entendre son pouvoir de décapiter qui elle l’entend, et comme bon lui semblera.

Les disparités du récit, le faix constitué de folie et d’oubli de sens sous lequel croule le texte font des Aventures d’Alice au Pays des Merveilles à mon sens une œuvre difficilement abordable, si le lectorat prend seulement compte du large éventail d’idées énoncées dans cette œuvre. Dérangeante car déboussolante, biffant tout bon sens et pudeur, le roman de Lewis Carroll continuera de fasciner les foules, un succès qui a malheureusement, mais inévitablement tendance à totalement dénaturer la trame originale du récit.

lundi 2 avril 2012

Samuel Beckett - En Attendant Godot




Il fut commenté, interrogé, apostrophé, d’indénombrables nuées de questions lui furent soumises. Pourtant nullement prêt à révéler les secrets de son œuvre, Samuel Beckett faisant preuve d’une ineffable  obstination, refusa toujours expressément de s’expliquer, quant à la richesse de son œuvre théâtrale dont la célébrité n’est plus contestable : En Attendant Godot.
Loin de moi la prétention d’affirmer, ou tout du moins concéder à ma plume la possession de la vérité absolue quant à la pièce qui nous occupe en ce jour, lecteur ; or les interprétations multiples et fluctuantes selon l’époque en laquelle on parcourt l’opus m’aiguillonnèrent à compter du jour où le petit livre échut entre mes mains, au hasard des rayons odoriférants et chamarrés d’une quantième bibliothèque visitée. Qu’est-ce, sinon un livre placé sur l’austère piédestal de l’absurdité si chère aux auteurs de l’après-guerre qui crurent discerner en les folies meurtrières et les évolutions techniques sanguinaires la probable fin du monde ; le Tartare venait de pondre deux œufs répondant aux délicats sobriquets de « Little Boy » et « Fat Man », la préciosité d’une vie humaine se réduisait à peau de chagrin tandis que de par le monde se comptabilisaient les morts. Absurde, qu’est cette maussade existence, futile la tentative de raisonnement humain ormais que l’ultime ligne avait été définitivement franchie. Alors demeurent plus que jamais les croyances feintises d’espoir, et l’envie de saisir la plume pour hurler sourdement son incompréhension des êtres. Sont-ce là, les buts d’En Attendant Godot ? Prenons le temps, lecteur, d’analyser quelques points à mon sens centraux dans l’écrit de Samuel Beckett.

La question religieuse

Communément entendue pour l’essaim d’analyste qui se penchèrent un temps sur l’écrit, comme un épineux sujet, l’identité fuligineuse de « godot » reste un point majeur quant à la ligne directrice de l’analyse que l’on se propose de livrer au lecteur, tel un carcan que contiendrait tant d’idées éparses mais en aucun cas dénuées de sens. Argutie sensée mais pourtant réfutée par l’écrivain en personne, l’explication godot, god, dieur m’apparaît pourtant édifiante, car faisant écho au reste du regard que je porte au bouquin, si tant est que la métaphore se retrouve en concorde avec l’interprétation des deux personnages principaux (Estragon et Vladimir) comme personnifiant les deux larrons entourant le christ crucifié. Les deux protagonistes en effet, sis au beau milieu de leur « non-lieu » tout au cours de la pièce, apparaissent comme dans l’expectative d’une figure messiaque, christique, qui viendrait les sauver de leur déperdition dans toute la commisération cynique dont les figures religieuses sont, à mon sens, seules capables avec un tel dédain pourtant volontairement ignoré de celui qui croit naïvement. Or Godot ne se présentera jamais à eux, puisqu’il n’existe pas, aussi c’est avec comme draps de dignité cette fallacieuse attente que les deux individus ne distingueront jamais le changement brigué ; il ne viendra jamais, faute de héraut pour le leur apporter. Famélique tout autant que tragique consolation, leur est envoyé un émissaire dont le dépit transparaît clairement, en la figure d’un petit garçon : l’Espoir. Il est le point final de chacun des deux actes constituant la pièce de théâtre, impavide au début, abandonnant son apathie vers la fin, il transporte un message d’attente et d’espérance. Godot ne peut se rendre disponible pour ces deux pécheurs, mais transmet cependant la promesse (n’engageant que ceux qui y portent créance) qu’il viendra le lendemain, honorer enfin son rendez-vous envers le duo central de l’œuvre. S’exemptant de toute analyse ou récrimination quelconque, Estragon et Vladimir occultent un temps leur déplaisir, cependant ils attendront, ne serait-ce que jusqu’à demain, voilà qui est aisément exigible. Patienter et gésir dans des illusions douçâtres plutôt que d’aller voir par soi-même, après tout pourquoi les personnages n’accepteraient-ils pas l’attente, au fil de leurs sinueuses réflexions quant à leur morne quotidien ? Le temps, désincarné et comme déifié par Beckett, paraît être le seul élément que les deux amis peuvent s’imaginer jouir à volonté, posséder, faute d’autre véritable bien. Cette inexpugnable attente, je la vois comme une manifestation de la peur des compères de l’hasardeuse action, la crainte d’une déconvenue après tant d’espoirs enchâssés en un simple mouvement de la part des personnages. Leur désabusement face au reste du monde pourrait être une explication quant à leur manque de prise d’initiative, comme cela revient à revendiquer une certaine forme de liberté, qui provoque de fait une angoisse.

La question de la lâcheté

N’est-ce pas en effet couardise que de se placer sous la férule d’une puissance immanente, au creux de l’ombre de sa supériorité, plutôt que de s’enclore de courage et choisir délibérément de se sauver soi-même, via ses propres moyens ? Le duo central de la pièce, crédules pantins de leurs éternels questionnements abstraits, s’avèrent englués dans leurs expectatives, et de fait s’inscrivent dans une décision d’attente, patienter docilement puis voir indéniablement ses espérances déçues est beaucoup plus aisé, davantage simple à envisager ; après tout l’intellect humain est capable de mirifiques capacités d’oubli qui allouent la chance de ne point vivre dans le désappointement, le désabusement face aux déceptions en lesquelles on place tant de possibilités d’accomplissements. Ânonner en l’inaction durant toute la pièce apparaît comme une forme de protection contre des chimères que sont le devoir et la prise de risque, et ainsi refusent-ils illusoirement d’entendre qu’aucun sauver ne viendra, car cet aveuglement ahurissant leur permet d’avoir une futile marge de contrôle sur leur quotidien, celui de pouvoir continuer d’espérer. Et utiliser cette source illusoire et absconse leur permet de nourrir le peu de vie dont ils jouissent, car après tout, c’est finalement mieux que rien, le néant aussi étant père d’autres peurs, d’autres angoisses que rien ne saurait refouler. Cette lâcheté, que je considère comme indissociable des deux personnages principaux se retrouve en un autre détail au cours de leur rencontre avec un autre couple de protagoniste ; ainsi Vladimir et Estragon s’insurgent-ils face au traitement esclavagiste que Pozzo réserve à son compagnon Lucky, traité ni plus ni moins comme un chien. « C’est scandaleux » s’exclame l’un d’eux, mais cette simple phrase résonne déjà tel un agiotage pour le personnage, car les mots ne seront une fois encore pas suivis d’une action. Il ne prendra pas la défense de l’homme bafoué dans sa dignité foulée du pied par l’extrême volonté d’un autre en qui il a remis sa liberté, déjà droit précaire pour être d’autant plus si facilement réduit à l’état de poussière.
Les compagnons semblent, au cours de cette atellane, parfaitement accepter cette domination inhumaine. Toujours chez Beckett, cette notion de lâcheté intimement liée à l’idée d’oubli qui apparaît au lecteur tel l’apanage des deux protagonistes majeurs, divagant sur un promis qui se retrouve sans cesse bafoué et refusant toute quelconque réaction face à l’injustice évidente autant que palpable. Fugitifs s’avèrent les événements, ils n’en ont cure, et choisissent l’oubli comme mode de vie éternel et constant, j’oserais ici vain et illusoire. Estragon ? lui, ne cesse d’oublier ce qui a pu advenir la veille, car il n’est nulle dringuelle pour lui à attendre de la vie, aussi biffe-t-il de sa mémoire, inconsciemment ou non, cette figure fondatrice mais impersonnelle qu’est Hier. Le choix de la simplicité indolente se révèle à nouveau évident, de sorte à éviter la confrontation avec les déconvenues de l’absurde. Marri face aux absences répétées de Godot, voilà une bien maigre consolation que trouve le personnage évoquant à s’y méprendre un histrion antique, jouet de la volonté des dieux, à la différence qu’ici, le personnage est marionnette de sa propre déréliction inconsciente car refoulée.

Pour conclure

Je placerais un point final à ce texte en évoquant en demi-teinte la question de cet objectif que s’était fixé Beckett, refusant de voir ses créatures de lettres se gloser, il choisit la nudité du langage, servant un certain laconisme des protagonistes, sans pour autant oublier une qualité certaine de phraséologie+. Pour lui, la beauté résidait dans la simplicité, et il sert à la perfection son but, puisque le français simple qui y est parlé n’est nullement malmené comme par exemple chez Céline chez qui la grossièreté est ornée, intronisée. L’on parle chez les analystes de « dépouillement presque abstrait », où la connivence entre le lecteur et l’écrivain demeure dans la volonté d’aller à l’essentiel, se plaçant pourtant en pleine opposition avec ses deux personnages. L’absence de style voulue est admirablement, parfaitement maîtrisée ; Beckett a fait le choix du prosaïsme pour mieux témoigner de la condition humaine, se souciant de fait de la véracité universelle. Il crée une attente, personnifiant celle d’Estragon et Vladimir par Godot.
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