mardi 29 mai 2012

Mary Shelley - Frankenstein, ou le Prométhée moderne



Est-il encore nécessaire, arrivé en notre époque, de présenter le Frankenstein, un roman aux sonorités abrasives, un personnage à l’ombre hégémonique telle qu’elle parvint à abroger même la dualité de ce nom, fondant le monstre et le héros en un seul et même être, modelant de par les ombres du géniteur et de la géniture un histrion étrange qui se retrouve de fait cyniquement dépossédé de toute sa substance originelle.
On ne peut plus censément dénombrer les adaptations cinématographiques, ridicules accessits envers la créatrice Mary Shelley (mille sept cent quatre-vingt-dix-sept - mille huit cent cinquante et un) qui au fil du temps défigurèrent avec une rare forme d’acrimonie le roman original : Frankenstein, ou le Prométhée moderne, paru l’année de mille huit cent dix-huit, dont l’imagination des masses dénua de toute sa portée, biffa les sujets sous-jacents pour ne plus que souligner sa dimension fantastique. Cet ouvrage peut sans nulle vacillation être considéré comme une forme de genèse du genre de la science-fiction, antérieure aux plus tardifs maîtres incontestés du genre que deviendront Herbert George Wells (La Machine à Explorer le Temps, La Guerre des Mondes, mille huit cent soixante-six - mille neuf cent quarante-six) ou encore notre Jules Verne national (Voyage au Centre de la Terre, De la Terre à la Lune, mille huit cent vingt-huit – mille neuf cent cinq), Shelley briguait déjà d’offrir avec la primauté littéraire qu’on doit de lui restituer une raison scientifique au domaine étrange et austère de qu’est le surnaturel ; un domaine teinté d’une noirceur comminatoire puisqu’appartenant au cercle abscons de l’inexplicable, alors très prisé par les esprits romantiques anglo-saxons, férus de mystères et de légendes aussi caustiques que dispensatrices de frissons glacials. Je cite le romantisme, car Frankenstein relève pourtant d’un absolu et d’une sensibilité exacerbée toute romantique, malgré l’obscur propos incarné par son personnage principal.

Fille de la célèbre philosophe habitée d’idéaux féministes Mary Wollstonecraft (mille sept cent cinquante-neuf - mille sept cent quatre-vingt-dix-sept) et de l’écrivain et théoricien politique William Godwin (mille sept cent cinquante-six - mille huit cent trente-six) dont la condescendance pour le pouvoir alors en place en Angleterre le poussait à écrire d’une plume contestatrice et virulente, Mary Shelley semblait dotée d’une extrace qui ne pouvait la pousser en aucun autre domaine que les Lettres. Aussi fut-elle auteure de nombreuses biographies, nouvelles, pièces de théâtre, romans et récits de voyages, genre de l’errance même qui demeurait fortement à la mode depuis les découvreurs et pères de ce style alors mandés par la reine Elizabeth I d’étendre son empire (l’on peut par exemple penser à Sir Walter Raleigh). Âpre, acéré, corrosif et dissemblable de toute production littéraire ou intellectuelle de son temps, Frankenstein ou le Prométhée moderne naquit tout autant dans l’hérédité du romantisme voulu par l’époque, mais vit le jour en des circonstances coudoyant de près l’ambiance générale que l’on retrouve au fil de ses pages, placé alors sous la férule d’une atmosphère orageuse, que ce soit au sens propre ou au figuré. La légende ainsi nous rapporte, légère et labile comme le souffle du vent, que le soir du quatorze juin mille huit cent seize, la toute jeune femme d’à peine dix-neuf ans se délectait d’un séjour sur les calmes rives du lac Léman aux côtés du fameux Lord Byron au rayonnement déjà profondément établi en Angleterre, du médecin John William Polidori, et de son mari Shelley. La nuit se fait alors menaçante, pluvieuse, propre à mieux disséminer le trouble en les cœurs. De manière à stimuler l’ambiance étrange de cette soirée, les protagonistes de notre scène se jouent à conter des récits de fantômes, puis se lancent le défi de rédiger un court récit fantastique, dont les effluves seraient à même de compléter le tableau d’une délicieuse nuit d’angoisse. La jeune Mary s’avèrera l’unique convive à achever son œuvre, et celle-ci de paraître un peu plus de deux ans plus tard. Ainsi s’achève le cadre bruissant de circonspection et l’imaginaire. Qu’en est-il seulement de l’hoir de cette soirée si particulière et propice à l’inspiration qui permit aux lettres anglaises de se doter de leur toute première histoire de science-fiction ?

L’œuvre propose aux lecteurs de suivre le personnage du jeune scientifique nationalité suisse Victor Frankenstein, dont les recherches et expériences assidues lui offrirent le fallacieux espoir d’entendre le principe même de la vie, se dotant du pouvoir démiurgique de doter l’inerte matière de la capacité à s’animer et se mouvoir par elle-même. Divaguant, mû par cette découverte sans précédents, le jeune savant se met en quête de cadavres ramassés au hasard de charniers à ciel ouvert et de tables de dissections au cœur d’obscures facultés de médecine.  Pantin grossier recousu de manière plus ou moins hasardeuse, Frankenstein recompose ainsi un semblant d’être humain, tel que lui dicte sa déraison. L’expérience démentielle porte ses fruits, et le savant se voyant déjà déifié, prend soudainement horreur face à sa difforme et épouvantable créature se levant de la table d’expérience, et ainsi s’enfuit, abandonnant sa chose, son enfant, rejeté car conglobant en elle-même un pouvoir par trop insupportable, et insurmontable.
Par la suite, débute l’expiation du jeune Victor comme réponse de son crime d’avoir voulu jouer à Dieu, la créature poursuivant sans relâche son créateur qui cherche à la renier de tout son être. L’immonde bête, n’entendant au départ nullement l’apathie de son « père » et s’astreignant de prime abord à se faire accepter de lui, sombre progressivement en une frénésie de violence, qui la pousse à assassiner les proches du fugitif scientifique, augmentant les griefs de la créature à mesure qu’il la repousse épidermiquement, sa vue et cette métaphore d’un savoir interdit le révulsant de tout son être. Comble de l’horreur, point épiphanique de la violence révoltante mais pourtant compréhensible dont fait preuve la bête, elle finit par tuer la femme de Victor, Elizabeth, le soir même de leurs noces, mettant de fait un point final à toute prétention, toute aspiration au bonheur du simple mortel qui cru pouvoir défier Thanatos et se doter d’un pouvoir qui ne devait en aucun cas lui échoir. Harassé, exténué par trop de douleur, Victor cède, accepte ce châtiment qui s’abattit justement sus sa personne, et Frankenstein meurt d’épuisement, concluant le roman et la traque de la terrible engeance qui, par la même occasion, perd tout but de continuer à exister.

Cette modernisation du mythe grec antique de Prométhée enchaîné et mutilé chaque jour par un aigle pour a voir voulu apporter le feu aux humains est rédigée sous la forme épistolaire, tout comme ces œuvres fondatrices, mères de la mouvance romantique que sont Julie, ou la Nouvelle Héloïse (Jean-Jacques Rousseau) et Les Souffrances de Jeune Werther (Johann Wolfgang Von Goethe). Le romantisme en effet s’y retrouve de par ses ramifications tendant vers la fascination pour la mythologie grecque et romaine, redécouvertes lors de la Renaissance survenue en Europe au XVIème siècle, mais également de par la place que le récit concède à la glorification de la nature et de sa puissance mirifique et créatrice, contrecarrant les doutes et les bourbes, les brimades de la mortalité propre à la condition déplorablement humaine, et Victor Frankenstein se perd un nombre innombrable de fois dans la contemplation des montagnes des Alpes qui semblent lui évoquer le poids sur ses épaules représenté par la créature qui le traque inlassablement. On se surprend ainsi à éprouver une forme de commisération, une compassion teintée d’une profonde pitié pour celui qui toucha du doigt les pouvoirs divins d’insuffler la vie, on ressent jusqu’en nos cœurs les terribles anathèmes qu’il profère contre sa création qui le poursuit de sa haine viscérale, une soif de vengeance comme seuls les fils rejetés et méprisés par la figure patriarcale depuis le berceau peuvent en ressentir. Accordant une place prépondérante aux expressions du « moi » et du « j », Mary Shelley entrelace ainsi les diatribes et autres doléances acerbes des deux protagonistes principaux, ne dulcifiant nullement leurs souffrances, de sorte à ce que les douleurs semblables et réciproques les élèvent jusqu’à une lutte qui ne pourra se solder que par la mort de l’un des deux êtres misérables dans leurs conditions de créatures aussi malléables l’un que l’autre ; les tourments du cœur et de l’âme sont exaltés, transcendés comme jamais alors. Tout deux sont les êtres les plus malheureux de la Terre, Victor pour avoir profané le sacro-saint secret du dont de vie, le monstre pour se voir rejeté par son père et le reste de l’humanité à qui il inspire une horreur inégalée. Tout deux ne peuvent plus de fait atteindre le bonheur, et leur convoitise de l’amour, ils se la ruinent mutuellement, car ils sont porteurs de leur déperdition mutuelle. L’on ne sait ce qui advient de la créature après la mort de son démiurge, toujours est-il qu’elle s’enfonce avec lenteur dans la bise brumeuse et sifflante du Pôle Nord, rongée par la solitude et la culpabilité, détruite par le remord d’avoir provoqué la perte de sa seule et unique extrace.  

mardi 22 mai 2012

Johann Wolfgang Von Goethe - Les Souffrances du Jeune Werther




Alors que l’on a parcouru les épars décors de cette Terre seulement une poignée d’année, famélique chiffre que vingt-cinq, est-ce alors aberration ou vanité de scander que l’on peut entièrement connaître le sentiment d’amour ? Et pourtant, Johann Wolfgang Von Goethe (né en mille sept cent quarante-neuf et mort en mille huit cent trente-deux) s’avéra le plus mirifique des chantres de ce sentiment, exacerbé par sa jeunesse et son esprit vagabond de jeune romantique divinisant les élans passionnés et la légendaire pureté féminine. Les Souffrances du Jeune Werther (Die Leiden des jungen Werthers) demeure pourtant un simple premier jet, le balbutiement littéraire d’un écrivain aussi connu qu’un fantôme évanescent et susurré au cœur d’un feu glacé d’hiver. Edifiant récit auquel on ne peut que concéder de faire preuve d’un rayonnement exceptionnel de par la force de ses mots et éclats sentimentaux, l’œuvre qui nous occupe paraît en mille sept cent soixante-quatorze, et tel démiurge d’un mouvement à naître, le livre annonce avec force et fracas le Romantisme ; et ce de part l’altière mise en exergue des abrasifs émois tout autant que déboires d’une âme tourmentée par les fers rougis à blanc de cet enfer insoupçonné nommé Amour, laissant des plaies purulentes et béantes.

Cependant, une fois passé tout sentiment de peine et de commisération envers une des plus malheureuses plumes de langue germanique, l’on peut censément se questionner sur la genèse même de ce livre qui rayonne via sa dissemblance avec toute l’œuvre à venir du jeune Goethe. C’es pourtant la banalité sidérante d’un quantième chagrin amoureux porté tel un volumineux fardeau par l’auteur qui nourrira le texte de ces éclats et autres tonnants anathèmes vers le cruel sort et la frêle raison. Le béjaune Johann Wolfgang tombe en pamoison devant la délicate Charlotte Buff, rayonnement de la naissance de ces véritables amours et crépuscule de son entendement  pour plusieurs longs mois ; car le cynisme du destin fait que la jeune femme a déjà prononcé d’indéfectibles vœux d’engagement auprès d’un des plus proches amis de l’écrivain, la connivence et la tendre affection des deux fiancés ne souffrant nulle tentation ou défiance. Las, Johann baisse les armes face à ces sentiments fallacieux qui ne pourraient que le guider ers la sente obscure du désespoir et de la déraison, ne supportant plus de se voir lui-même extravaguer à connaître un quelconque espoir de voir la belle demoiselle tourner son regard vers lui. Mais l’expérience appesantissante ne demeurera nullement stérile d’un point de vue créatif, puisque son livre emblématique (une place qui plus tard lui sera âprement disputée par la pièce de théâtre Faust) se verra rédigé en à peine un mois ; le pauvre homme s’éjouissant que ses soupirs transis ne furent nullement totalement vains. Les Souffrances du Jeune Werther tendent cependant à s’éloigner partiellement de la vérité, l’écrivain faisant le choix délibéré de ne point dulcifier a peine, mais bien de la transposer tout en l’intensifiant et lui conférant des scènes et situations hautement dramatiques qui augmentent le désenchantement du héros, Goethe s’enclavant d’une certaine manière dans le personnage de Werther.

Au cœur de cette œuvre épistolaire, ce dernier tombe éperdument amoureux d’une seconde Charlotte dont la blanche main fut déjà placée dans la poigne d’acier d’un riche et austère homme, plus âgé qu’elle, pauvrette  à la beauté sans pareille, véritable personnification d’un idéal typiquement germanique de la délicatesse filiale et perspective promise de l’établissement d’un foyer stable, rassurant, et empreint de pureté. Une divine créature presque, auprès de laquelle le récit nous permet de suivre la maigre progression du désespéré Werther et les tergiversations de celui-ci, forcé à brimer ses sentiments, proches de la félicité lorsque la jeune fille lui sourit, fange glaciale lorsqu’elle évoque avec des yeux pétillants son proche mariage avec un bon parti. Avec candeur, puis profond désappointement, les dévastatrices passions de Werther ressemblent à s’y méprendre aux imperturbables saisons, fleurissant au printemps parfumé, flétrissant et mourant en hiver à l’image du pitoyable héros choisissant l’aisance du suicide à une vie de perpétuelle souffrance ; n’ayant nullement foi en un quelconque changement, une probable évolution de ses sentiments, dont le déclin aurait pu se produire au fil des mois, tu temps inexorable. Ces humeurs se retrouvent ainsi étroitement liées à l’évolution cyclique de la nature, qui tient une place prépondérante dans les pages de Goethe (comme le veut l'époque littéraire de l’Empfindsamkeit), dont les descriptions délicates se font  admiratives et mélancoliques selon les éclats orageux du personnage principal, se détériorant progressivement, comme les fleurs et les feuilles jaunissant, se craquelant au rythme du cœur du jeune homme. L’on en vient à se demander si ce n’est point la nature elle-même qui se plie à la rythmique de l’amour de Werther, jetant son chagrin à l’empyrée tout autant qu’au papier.

Aussi tonnant que le vers de l’auteur, le retentissement du roman fut incommensurable dans les contrées allemandes, et naquit une allégresse envers l’écrivain, une gloire qui traversa les frontières du pays pour atteindre les voisins Français et Britanniques ; une renommée qui ne se démentira dès lors plus, allant au contraire croissante au fil du temps. Tant de cajoleries de la part de son lectorat qui viendront enrichir et aider à la propagation de ses œuvres suivantes telles que Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (mille sept cent quatre-vingt-seize), ou encore la pièce dont je vous parlais tantôt, le non moins célèbre Faust (mille huit cent huit). Quant à la déréliction et à l’acrimonie du misérable Werther, elles en viendront à dépasser le cadre du roman seul et en lui-même, jusqu’à devenir le personnage central d’innombrables autres créations et œuvres populaires, uniquement transmises par les insaisissables voies du bouche-à-oreille ; disséminant ainsi d’étranges idées à ses jeunes lecteurs. Tant et si bien que d’obscures conservateurs de la morale, aigres, contrits et aux divagations qui dépassent tout entendement en vinrent à  accuser Goethe de briguer secrètement une détestable perversion de la jeunesse, oubliant que la puissance de la littérature peut défaire toute pudibonderie, et l’œuvre fit date dans les Lettres Allemandes, inaugurant à elle seule une vibrante nouvelle vision  de la sensibilité même ; ou de la façon de considérer et aborder les éclats amoureux sans aigreur ni haine, tant elle est dispensatrice de possibilités d’élévation de l’esprit.

De fait, le mouvement littéraire germanique du Sturm und Drang (signifiant littéralement « Tempête et Elan ») venait de se découvrir son deuxième maître, aux côtés de Friedrich Von Schiller, en la plume et la personne du talentueux Johann Wolfgang Von Goethe, période de lettre qui se voulait en ferme et dédaignante opposition avec les Lumières dominant alors la production littéraire européenne, mouvance blâmable car elle élevait aux nuées les arguties inutilement compliquées de la Raison, un raisonnement devenu avec le temps bien plus assimilable à une adoration proche d’un culte ; et ce quand bien même le Sturm und Drang ne jouit pas de la primauté quant à cette farouche opposition, puisque le mouvement avait déjà été initié par la Pamela de Samuel Richardson (mille six cent quatre-vingt-neuf – mille sept cent soixante et un) et bien sûr par l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau : Julie, ou la Nouvelle Héloïse, initiant une très brève mode des romans par lettre, qui ne survivra malheureusement pas au faix du Romantisme, en passe de voir le jour. Ainsi, marchant en les mêmes pas que les deux auteurs cités précédemment, Goethe semble vouloir, par l’expression du déplaisir, du désabusement et de la déconvenue amoureuse, à malgré tout envisager les élans du cœur avec le plus grand des sérieux, ainsi qu’à critiquer un univers aux dringuelles bien maigres qui semble tendre à nourrir les déceptions et chagrins de ses lecteurs, n’obéissant nullement à leurs plus secrets désirs. Selon Goethe lui-même, le désarroi générationnel suffit à faire la gloire de son livre, la jeunesse de son époque ne reconnaissant plus jusqu’à ses propres fondements. De fait devenait-il pleinement autorisé de décrire, de parler de ses doléances sentimentales, de ses exigences irréelles, de ses passions âpres qu’on s’astreignait auparavant à brimer autant que faire se pouvait ; l’âme soupirante n’ayant nulle place dans une société guindée qui, heureusement jetait ses derniers feux. Laissons plutôt davantage de place à la concorde des cœurs, aux terribles déchirements des esprits qui alimentèrent  les lettres de ce temps de leurs probables plus rayonnants et délicats ouvrages. Un éclat si aveuglant que ses émules se comptèrent par la suite par dizaines. Nous pourrions citer quelques noms à l’image de ceux de Alexandre Pouchkine (La Fille du Capitaine, ou encore Eugène Onéguine), Chateaubriand et son René, son Attala, ou encore Senancour avec Oberman. Peu importe ici si le récit diffère dans sa forme ou dans sa surface, l’avatar de Werther demeure indéniable.

Salué, imité, inspirant, Les Souffrances du Jeune Werther restera un ouvrage dont la beauté et la force ne peuvent censément se démentir. 

mardi 15 mai 2012

Le Dernier Jour d'un Condamné - Victor Hugo





Mille huit cent vingt-neuf. Sous le soleil dardant ses rayons réconfortants, un éclat métallique d’une cruauté glaciale attire l’œil d’un simple badaud parisien. Le tout jeune Victor Hugo, vingt-six printemps, contemple le fil tranchant de la guillotine dansant doucement à la lumière du jour, bercée par la brise, telle une estivale valse macabre. Tout fraîchement niellés de graisse, ses joints glisseront au lendemain allégrement vers le cou d’une quantième victime, anonyme vilipendé uniment par la foule assoiffée de spectacle morbide qui s’amassera autour de cet étrange spectacle, à l’aube ou au crépuscule, plus que probablement.  Quelles seront alors les maigres survivances de la mémoire de cet être, tué dans la fange de la honte et du silence qu’il se voit imposé tandis qu’il s’apprête à embrasser sa mort ? Quelle peut dont être la genèse d’une scène barbare, qui ne devrait être que sujette au blâme et à l’abomination, alors qu’à l’inverse, la mise à mort demeure commodément admise et parfaitement ancrée en la culture française et son simulacre de justice ?
Le tout jeune écrivain déjà habité de la force créatrice et du talent sans pareil que l’on  sait de nos jours, s’offusque, l’âme envahie de récrimination pour cette pratique pour laquelle il ne parvient à souligner aucune justification, tant la prise arbitraire d’une vie par une institution supposée protéger ses citoyens le laisse marri, blessé, révolté. Et c’est ce fait inepte, inintelligible qui censément nourrira le sujet de sa prochaine œuvre, rédigée d’une encre acide, et révulsée par la colère :  Le Dernier Jour d’un Condamné. Aussi est-il abscons en ce lieu de nommer ce texte roman, nouvelle, essai… ou d’un quelconque autre terme littéraire commodément admis, nonobstant toute la force vive de cet écrit qui su jeter durablement l’opprobre sur ce qui était une institution jusqu’à notre récente loi Badinter. Plus d’un siècle il t’aura fallu patienter, Victor, mais ton véhément réquisitoire contre la condamnation à mort ne demeura point vain.
La compassion, la raison, le regard philosophique parvient à atteindre le cœur pétré de nos éminents décideurs. En es-tu satisfait, dis moi, toi qui maintenant dors de corps, et veille sur nous d’âme et de lettres ?

Car l’Autre, malgré ses brisements et ses fautes sujettes à résipiscence profonde demeure autel ; car l’alter ne devrait nullement subir le couperet déniant toute possibilité de commisération de la part d’un pair. Qui es-tu, homme ou femme, juste ou mécréant, pour t’octroyer le droit de décider de la fin d’une vie ? Illusoire pouvoir satisfaisant une sempiternelle volonté de puissance, et fermant ton œil vitreux à l’air compassé et effaré de celui à qui on annonça une proche échéance à son existence. Hugo s’érigea toujours de son vivant el un dénonciateur, un Juste méprisant la haine et l’erreur spécieuse, et c’est cette force vive pour la notion même de justice qui le rendait propice à l’écriture, se muant en un rhéteurs au talent inégalé et auquel même les exaltés et les fous ne cherchent jamais à se mesurer, portant en leur cœur la pleine conscience qu’ils ne sauraient tenir la comparaison.
Mes termes sont encenseurs lecteur, il est vrai, mais à mon sens je ne puis laisser accroire que des œuvres recélant une telle puissance sont monnaie courante dans la littérature française, si prompts à s’ériger face à une souillure telle que la peine de mort sur la joue de la justice, qui fut proche de devenir indélébile, imputréfiable si certains penseurs ne sinuèrent parmi l’injustice pour mieux la combattre en son for intérieur. L’œuvre qui nous occupe cependant n’est point habitée de longs discours à la portée proche des nuées. Les propos philosophiques nitescent, dont les interminables ramifications tendent à perdre le commun lecteur ; or si le public se fait absent de la tribune, le plaidoyer perd son utilité et sa force, pour ne noyer en une vaine tentative bourbeuse, et ses sarments n’atteindront plus leur objectif d’éveil des consciences aux trous béants laissés par la balance justicière dont se targuait si souvent le beau pays de France. Ainsi se veut le discours de Victor Hugo, prégnant de modernité, d’humanité et d’Humanisme, mouvement qui naquit pourtant deux siècles avant sa propre venue au monde. Enfants de France, semble-t-il dire, la loi du Talion ne fait plus sens. Où demeure le sens sporadique en l’énumération de ces règles : un œil pour un œil, une vie pour une vie, ainsi ? Invectivez plutôt chers frères, cette inéluctable habitude pour mieux la combattre et l’abolir. Affecté, l’auteur blâme ainsi l’illogisme sidérant d’une société qui s’avère capable de verser impunément le sang en une vésanie inexpugnable, recréant de fait avec opiniâtreté le crime qu’elle reproche à l’accusé, armée d’un sang-froid avilissant et ténébreux. De fait, ses actes de violence aliénants ne pouvaient que se heurter au monolithe Hugo qui s’érigeait pour la défense de l’humain, de la pluralité et de l’entente des êtres entre eux. Utopie, avanceront certains de ses détracteurs, noble cause pour ceux qui s’enorgueillissant  de marcher dans ses traces. Mais sans nul conteste, l’on peut dire que cette œuvre recèle un propos qui sut faire écho au fil des siècles, témoignage brut dont la précellence est laissée à l’expression singultueuse des souffrances, des angoisses et des regrets que seuls peuvent exprimer les pauvres erres à qui l’on a révélé l’heure et le jour de leur mort, toujours trop proche.

Qui est-elle, cette âme en peine dont nous faisons la connaissance dans l’apologue d’Hugo sous de biens obscurs auspices ? Son mal, ses maux adornent le récit de plaintes et de sanglots qui viennent meurtrir nos oreilles au travers la rédaction de son journal intime, rédigé claquemuré entre les parois squalides de sa prison, dont le verbe de l’auteur parvient à nous faire percevoir jusqu’aux remugles et la froideur. Se peut-il que cet homme à la tragique et inéluctable destinée, parvenant via une infinité de pleurs à nous rendre empathiques à son désespoir, ait réellement pu faire couler le sang ? L’incroyance du lecteur est grande, et c’est pourtant affecté que nous comprenons que l’être, ni héros ni incarnation du mal, a réellement tué ; ô grande déconvenue pour un humain dont on se prend en pitié, priant de voir advenir à chaque ligne la grâce royale en laquelle il place ses maigres mais toujours vivaces et vibrants espoirs. Une main invisible libératrice qui n’arrive jamais, même au seuil de la terrible invention du professeur Guillotin. L’anonymat du personnage principal, le fait que l’on ignore tout des détails de son existence, de ses traits physiques ou moraux, de ses tares, même de son nom, font qu’il n’est pas un éternel héros comme l’on en retrouve toujours dans la littérature. Il incarne la foule, la masse, mais servilement aussi la subordination du chagrin sur l’intellect humain : les éclats dont est capable une âme pour voir sa vie se prolonger de quelques minutes, d’infimes heures dont on pourrait encore se délecter. Du fond de sa sentine, l’homme subodore sa misérable fin, tenant cette assertion en horreur tout en tentant de lutter contre les prémisses de folie qui ne manqueraient pas de l’accabler si jamais il se laissait aller à une trop profonde introspection, à la convoitise d’une échappatoire ou d’une grâce.
Tout espoir est perdu, pourtant son étincelle demeure incandescente dans les ruines, les survivances de son âme décharnée par les regrets et par l’effroyable violence du jugement des hommes. Il ne souhaite pas mourir, mais perdra la vie tout de même. Ses proches sont déjà morts pour lui, d’une certaine manière. Sa propre fille, la petite Marie, ne le reconnaît nullement dès lors qu’elle présente son visage angélique et poupon devant lui. Ultime blessure qui achève de couper le condamné du reste de l’existence et du monde. De même, les litanies fuligineuses, mielleuses d’hypocrisie de la religion ne lui peuvent être d’aucun secours, stigmatisant en son esprit la venue du moine dans sa cellule comme moyen pour l’homme de clergé de se donner bonne conscience, en tentant de laver la souillure par une fantaisiste absolution venue d’une force supérieure fantasmée.
L’œuvre de Hugo est une leçon, une morale, un plaidoyer, laissant à jamais dans la mémoire du lecteur une réflexion profonde sur la notion même de mort.

lundi 7 mai 2012

Jean-Jacques Rousseau - Julie, ou la Nouvelle Héloïse





« Que mon état est changé dans peu de jours ! Que d’amertumes se mêlent à la douceur de me rapprocher de vous ! »
De sorte à m’adresser à vous sans ambages, lecteurs, il apparaît évident que le lectorat français eût jamais entendu parler de Jean-Jacques Rousseau autrement que comme le très célèbre philosophe, une des étoiles rayonnantes et altières dont l’éclat participa pour grande part dans le renouveau de pensée que modela la mouvance des Lumières. Aussi son époque en pleine effervescence ne fut-elle pas des plus propitiatoires à une expression des balbutiements du mouvement Romantique, nuées sentimentalistes tardives sur le sol français, mais déjà fortement ancrées en les lettres anglo-saxonnes. Cependant, ce serait erreur que d’omettre les ramifications de l’œuvre complète du philosophe, des sarments qui s’étirèrent vers le romantisme, de sorte à donner jour à Julie, ou la Nouvelle Héloïse, publiée en mille sept-cent soixante et un, synthèse de sa sensitivité dont l‘expression seule s’achèvera avec la dernière page de ce roman épistolaire, mais dont il est possible de déceler encore quelques survivances dans Les Rêveries du Promeneur Solitaire, parues elles en mille sept-cent quatre-vingt deux. Or, dès que la Julie fut sortie des presses, uniment elle fut l’origine d’un élan d’enthousiasme sémillant et pétulant, comme il n’y en eu très probablement nul autre dans l’histoire de la littérature hexagonale ; une allégresse n’autorisant nulle vacillation, tant et si bien que son rayonnement servira de source inépuisable d’inspirations pour la jeune génération d’écrivains sourcilleux qui allait devenir notre mouvement romantique, plusieurs décennies plus tard.

L’intrigue nous emporte ainsi dans la calme bourgade de Clarens, où les tranquilles et rutilantes eaux du lac Léman allaient se voir ridées, troublées par les myriades de soupirs dus à une idylle naissante, vernale, entre un jeune précepteur : Saint-Preux et son innocente élève, la délicieuse toute autant que délicate Julie. Spécieuse, digne de récriminations au regard étroit de la société guindée de cette époque ; tout un chacun dans le roman la qualifiant volontiers de scandaleuse, Rousseau mue pourtant cette passion voluptueuse en un amour solennel, où le potentat phallocratique  auquel les lettres nous habituèrent se trouve inversé, sans oublier une pureté ambiante enveloppant les deux êtres transis de sentiments vivaces l’un pour l’autre. De fait, coupant court aux agiotages dignes de faux bien-pensant, l’auteur rétablit la sensibilité et la dimension hautement morale au creux des amours des jeunes gens. Cependant digne enfant des Lumières, où la subordination du ressentit ne trouvait encore nullement sa place, Julie et Saint-Preux se verront opposé de ténébreux épreuves et rets, ces embûches tendant à faire office de catharsis afin de catalyser, épurer de trop vifs élans pernicieux pour la sacro-sainte raison. La brusque séparation, toujours grandissante en distance des deux êtres atteindra finalement son objectif de destruction de ces vagues déferlantes de sensitivité qui dominaient l’être des amants marris ; ne leur laissant au regard que les scories, engeances de leur dévorante passion de manière à leur faire retrouver définitivement et simultanément sens et raison ; n’allouant plus nulle place à la vésanie aliénante qu’est l’amour, un truisme pour Rousseau.
Sujet grandement affectionné par les auteurs romantiques, la vassalité aux sentiments est ici plein sujet à exploration, déconstruction méticuleuse qui permet au lecteur de prendre conscience de la dimension mirifique mais délicate comme un pétale de l’amour ; et cette sollicitude de l’auteur tout comme indirectement du lecteur pour les deux malheureux héros se voit rendue possible, car sise en la forme épistolaire de l’écrit, permettant un compte-rendu presque méthémerin des personnages ; un style tant compassé qu’il ne se verra pas à nouveau exploité par les écrivains du siècle à venir à l’exception peut-être d’Honoré de Balzac, dont l’ampleur de sa Comédie Humaine lui permettait l’utilisation d’un très large éventail de styles et de narrations. Cependant, parler d’abandon total serait un boniment, puisque les lettres laissèrent en leur sillage l’utilisation d’un récit à la première personne, réduisant considérablement les risques de logogriphes qui étaient alors courants en la production littéraire (et plus particulièrement philosophique) du XIXème siècle. Ainsi était-il possible de prendre minutieuse connaissance des tourments intérieurs du « moi », face aux affres et à la rudesse de ressentis parfois extrêmes, souvent contradictoires, mais dont l’homme était toujours servilement le pantin, et les prises de conscience ô combien sporadiques !
Personnes contrites presque poétiques que les amoureux dans leur sensibilité d’âme, l’atmosphère se fait prégnante pour eux dont l’être devient réceptif de façon épidermique aux changements et flux de l’extérieur, aux teintes prises par les brises et les heures sauvages ; leur réceptivité se  fait ainsi autant vers la magnificence de la Nature qu’aux vagues déferlantes des tourments internes, propres aux cœurs en peine et que rien sinon la vision de l’être cher ne saurait consoler. Cherchant la quintessence de leurs soupirs, les deux amants rivalisent de lettres enflammées tiraillées par les maux dus à l’absence de l’alter-ego et les délices de parler de celui pour qui l’on respire et avance.

Cependant, l’éclat des Lumières ne rime en rien avec la remise en cause de la rémanence de certaines valeurs chez Rousseau, et sous le voile utopique de cet amour parfait entre deux jeunes êtres, demeure malgré sa vétusté la question chrétienne ; aussi l’auteur accommode-t-il l’éternelle question du paradis perdu en filigrane de son récit, se transformant dès l’instant où le lecteur entend cet enjeu sous-jacent en une parabole religieuse. On peut dénigrer autant que faire se peut le christianisme, où l’humain lantiponnant se voit jouet des sentiments de désir mais également de cruel manque, et la femme adorée à qui l’on accole les mots les plus thuriféraires devient le firmament infini, rendu inatteignable des convoitises masculines par son exil terrestre, subodorant toujours davantage sa dimension de finitude. Encenseur et exalté, Jean-Jacques Rousseau voit en ces sentiments des plaisirs de l’amour mêlés à la délectation qu’est d’admirer de beaux paysages une des possibles définitions du sublime, relevant d’un savant mélange recelant de l’immensité et de la crainte des forces de la terre face à son insignifiance.
Ainsi les longues et encenseuses observations de la nature et du paysage mirifique proposé par l’étendue cristalline du lac Léman par Saint-Preux trouvent échos encore une fois dans les différentes errances bucoliques contées dans Les Rêveries du Promeneur Solitaire ; la contemplation doit être réalisée parfaitement figé par l’éclat sublime, arborant une roideur marmoréenne, de sorte à mieux profiter des paysages qui sont offerts aux regards humbles. Mais La Nouvelle Héloïse n’en oublie point pour autant les vivaces idées prônées par les philosophes contemporains à l’écrivain. De fait, l’écart que s’est autorisé l’écrivain n’en demeure pas pour autant teinté de questions qui se trouveront posées plus profondément dans ses deux ouvrages majeurs : Du Contrat Social et L’Emile, tout deux publiés la même année de mille sept-cent soixante deux ; son obliquité pour les graves questions de société, de politique et d’éducation ne pouvant être niée très longtemps. Les thèmes abordés dans la Julie sont censément variés, pensés de sorte à toucher la plus large audience possible, sinuant au travers des lignes plus légères où la jeune élève et son maître se lancent de doux regards ; les débuts de la mouvance romantique annoncent de fait une dimension large, où ses repousses touchent autant à l’esthétique qu’à la morale ou la philosophie elle-même. Une présence particulièrement évidente lorsque Rousseau aborde minutieusement les domaines de la musique en tant que science, ou la délicate question du suicide, toujours furieusement rejetée, vilipendée par la religion.
Aussi serait-il possible de parler de « roman total » au sujet de l’œuvre qui nous occupe, un ouvrage dont le rayonnement n’est plus discuté. Il se fait de la sorte le reflet parfait de ce en quoi allait se muer le Romantisme naissant, un genre n’aspirant nullement à la tergiversation  mais bien à aborder la totalité des sujets auxquels pourrait un jour se voir confronté un homme dans sa quête contrastée de l’absolu. Car les rêves, principale source d’inspiration des auteurs et ténors de ce mouvement, ne souffre lui aucune limite, englobant le monde et tout ce qu’il contient, de sorte à pouvoir à jamais parler à ses lecteurs des temps actuels et à venir. 
Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...