samedi 28 janvier 2012

Emily Brontë, ou la prophétesse de l'inexprimé



La voici s’insinuant dans mon encre, roulant ses noirs anneaux telle le python de Salammbô, la peur de me révéler répétitive. Pourtant je considère intolérable ce sentiment d’incomplet envahissant ces petits papiers si je m’astreignais à refuser de traiter de Wuthering Heights, après avoir évoqué Jane Eyre. Ceci est une promesse cependant, je ne m’attellerai point à la rédaction d’un texte sur Agnes Grey. Trop de Brontë reviendrait à déstructurer une mythologie chérie des amoureux des Lettres pour une analyse qui abuserait du charme chamanique enveloppant ces textes, ce à quoi je me refuse obstinément. Abordons alors précautionneusement cette légende Brontë : comme le souligne l’auteur et analyste Raymond Bellour : ce serait uniquement sa seule quintessence, la « puissance même de la mythologie qui a fait sa célébrité ». Si Maria, Elizabeth, Patrick Branwell, Emily, Anne et Charlotte n’avaient pas tous, à l’exception du seul représentant du sexe masculin de cette close société littéraire, succombé à la Peste Blanche, se suivant parfois dans la tombe à quelques infimes mois d’intervalle ; si leur chambre à coucher n’avait pas donné sur le lugubre cimetière attenant au presbytère –vision cauchemardesque tout autant que nourricière de pulsions créatrices fantomatiques- un mythe serait-il né ? L’incertitude peut aisément se voir justifiée.
Ôtez, biffez, lecteurs, de votre imaginaire fertile ces évocations ectoplasmiques et ces funestes destins se penchant dans l’ombre sur les épaules de la fratrie, alors demeurera sur le sol aride bien peu de choses ; mais sinon des moindres, puisque le talent soutiendra impassiblement votre regard scrutateur, du fond de cette boîte de Pandore. Et ces pulsions rédactionnelles hors du commun, le chef de famille Brontë était parvenu à les saisir dès la petite enfance de sa géniture, choisissant alors de stimuler par la plume et le papier le flot imaginatif furieux, propre à la fugace période de l’enfance. Comme une écume nébuleuse, le talent transparaît au-dessus des eaux, mais s’évapore une fois l’élément aqueux souillé par la main de l’homme. Comment le conserver alors qu’il est encore en la présence de l’enfance, frémissant dans sa productivité ? La solution trouvée est bien sûr l’écriture, et le père crée de toute pièce ces ateliers où la fratrie Brontë trouve un moyen d’exprimer ses formes rédactionnelles ; via l’inaccessibilité du poème, via l’étrangeté insaisissable des Chroniques d’Angria. Ces écrits de jeunesse, si le temps a permis dans sa générosité de nous léguer ceux de Charlotte et Branwell, les poèmes d’Emily et de Anne demeurent à jamais enveloppés de mystère et de spéculations contemplatives, puisqu’ils furent perdus. Pourtant, ces poèmes enfantins empreints d’une innocence qu’on imagine enterrée bien tôt, aurait indéniablement aidé à dissiper le brouillard d’opacité enveloppant Wuthering Heights, œuvre sur laquelle je vais tâcher de me pencher ormais.

De la place de la religion dans l’œuvre

Il apparaît de prime abord limpide que l’œuvre d’Emily Brontë s’inscrit au cœur d’une perspective de religiosité propre à la jeune femme, aiguisée, fomentée par un regard rendu tranchant via la singularité d’un caractère forgé par la solitude. L’auteure s’est muée en démiurge de sa propre nativité ; en faisant fi de la Trinité, elle donne corps à cette dualité qui apparaît la définir dans toute sa plénitude. Emily à mon sens, se pose en une radieuse personnification du double, nourricier dans son enfance, inspirant en son âge de jeune adulte. Eduquée dans la morale rigoriste d’un père presbytérien qui élevait la morale jusque par delà les nuées, Emily Brontë pourvoie elle-même à son manque d’évasion imaginative en se réfugiant dans la lecture, parcourant de ses doigts grêles et d’un regard avide les riches rayonnages de la bibliothèque familiale. Et qu’y trouvait-elle, sinon les lectures païennes de Wordsworth et Coleridge, les rêveries et les soupirs retentissant au travers de ces héroïnes puritaines qui pour rien au monde ne dévoileraient aux yeux de la masse leurs amours coupables, habitées comme elles le sont de la crainte de se voir à jamais damnées, détournées par des mains maléfiques de leur manifest destiny. S’y ajoutent Byron, Milton, Bunyan, pour donner une engeance faite de contraires délicieux qui plus tard, tirailleraient les héros de sa seule œuvre romanesque. Le couple, notion ambivalente et sujette à de nombreux blâmes par les Ecritures, est placé au cœur des Lettres de la jeune femme, magnifié par sa plume dispendieuse en superlatifs et en élans contradictoires qui coûtent tant aux deux héros, chacun réduit à l’état non loin du larvaire, un pantin grossier du sentiment de l’autre. J’utiliserai  ainsi la notion littéraire anglo-saxonne de l’in-between situation, hoir d’une constante indécision abrasive, de l’abnégation furieuse du choix.  Pour le cas de cette œuvre, le lecteur se situe en présence de deux héros, Heathcliff l’obscure et Catherine la radieuse, et les deux marionnettes de la providence se retrouvent sous le mot de Brontë comme déifiés dans leur douleur née de leur complète impuissance à s’unir pour gagner la perfection de l’unité dans la mort. Mais le malheur, presque mué en corps, irrémédiablement  tient séparés les deux amants, par le sort dont il est despote, et par l’hyménée de Catherine au veule Edgard Linton. Car jamais la jeune femme ne parviendra à ôter ce drap d’obscurité hérité de son enfance passée dans les entrailles des Hauts de Hurlevent lors de son passage à l’éblouissante luminosité de Thrushcross Grange; car comme une Furie personnifiant les remords d’Oreste, elle transporte dans son pas la noirceur de son existence et l’acrimonie bestiale d’Heathcliff, la poursuivant de son amour ayant échoué dans la concorde ; et les sentiments du bonhomme Edgard font figure de déplorable accessit, en effet comme le soulignait dans sa préface à l’œuvre d’Emily, sa propre sœur Charlotte, ce que ressentent les principaux personnages n’est autre que : « (a) passionate exaltation which can only lead to self-destruction ». Tout s’oppose alors, nulle passion ne concède ne serait-ce qu’un pouce de terrain à son ennemi originel, et les Hauts conglobent toute l’ardeur et l’imagination du monde, où la Grange coudoie le silence uni au calme. Comme envahie par son œuvre, Emily s’inscrit elle-même dans ce milieu hésitant, car à l’aube du victorianisme, elle persiste à demeurer, prenant parfois le risque de se gloser, dans une survivance de la préciosité.
Armée d’une impudence rare pour une jeune femme à l’éducation aussi rigoriste, Emily, impavidement, crée sa propre religion, battant en brèche l’éducation de sa jeune enfance pour ne plus ingénieusement couver qu’une part d’iniquité dont elle pare son Heathcliff, et repense totalement la notion de nativité, à la seule nitescence de sa plume acérée. Pour l’auteure, la naissance nullement conglomérat d’évènements relevant du seul domaine de la science, se définit en une séparation brusque avec la plénitude de la divinité, ce qui est un passage à la vie fort traumatisant où seul l’amour s’avère unique obliquité capable de panser cette terrible déchirure, de par une totale union avec l’alter ego. Tout le drame du couple central demeure là : seulement animés par leur aspiration à un inatteignable tout, ils demandent à ne plus faire qu’un ; or concéder de faire corps avec cet étranger Autre, c’est se soumettre à une prééminence ne pouvant que conduire à l’anéantissement docile de l’ego, un sacrifice du veau gras avec comme gratification le retour à une globalité antérieure, qui est pour Brontë une forme d’immortalité propitiatoire au bonheur suprême. Les dérogations pétulantes de l’auteure cheminent ainsi, jusqu’à des horizons apparaissant comme incertains, des errances aveugles que Charlotte Brontë explique parfaitement en ces termes : « the writer who possesses the creative gift owns something of which he is not always master – something that at times, strangely wills and works for itself ».

Servir le macabre

La religion bien que enveloppante, se heurte avec ténacité à son parfait contraire, parvenu à demeurer derrières les murs salvateurs de l’imagination populaire : les croyances païennes, paganisées, qui possèdent une part importante dans le mythe de Wuthering Heights. S’inscrivant dans une délicieuse transgression de la prééminence de la sacralité de l’enfance, Emily Brontë choisit de faire prendre corps à son premier fantôme en lui donnant les traits de Catherine âgée d’une petite dizaine d’années. Sa figure cadavérique laissant échapper une voix d’outre-tombe incarne les premières angoisses du lecteur nullement habitué à affronter des ectoplasmes enfants ; la transgression se voit ainsi assumée dès le commencement du roman et à l’image d’une procession funèbre au goût macabre pour le mimétisme, les apparitions échappées de l’autre monde, en manque d’absolution et prêtes à voir le repos éternel comme un honteux accessit, se succèdent en prolongeant ainsi le malaise du lecteur. La scène d’une violence si rare qu’il apparaît abstrus de la savoir géniture d’une plume féminine, où l’apparition fantomatique de Catherine se retrouve le bras ensanglanté par le verre abrasif d’une fenêtre brisée achève d’instaurer une gêne lugubre, qui apparaît avec un silence effarant comme une assuétude chez Brontë.
Dès lors que l’odieux Heathcliff passe de vie à trépas, le lecteur a sans même l’once d’une surprise, la possibilité de croiser le couple maudit en une attitude arcadienne, comme oublieux de leur misérable situation de revenants. Ils deviennent possesseurs de la lande, sitôt arrivées les redoutables heures vespérales où les incessants hurlements du vent balayent avec furie la végétation rase tant malmenée de ces terres sèches. Mais les créatures aux courbes vacillantes sorties de l’autre monde se sont que méprisables sources d’épouvante, face au personnage central du roman, ce Heathcliff à l’animalité exposée par ses yeux, fenêtres sur son âme aussi noire que le charbon, abritant un regard « meurtrier » recélant les pires inclinations. Notre esprit de lecteur malmené est alors en droit de récuser avec emportement qu’une jeune femme ayant baigné toute sa courte vie en une rigueur toute religieuse ait pu donner corps à un tel sycophante doublé d’un ruffian à la turpitude suintant par tous les pores de son épiderme hérissé d’une pilosité bestiale. Uniment, Heathcliff accouple la vacuité et la pétulance, se faisant personnification d’oxymores distillées soigneusement par l’auteure qui provoque la naissance d’une phraséologie  aidant à la fascination pour les contraires, où s’attirent les deux pôles, la souffrance et la délectation, l’angoisse et le ravissement. Sa farouche mauvaiseté ne peut cependant s’assouvir en laissant libre cours à sa volonté de Mal contre Catherine qu’il aime trop, mais ne pourra jamais posséder. Ultime manifestation d’une vie de frustration furieuse, le chat noir Heathcliff profane la tombe de Catherine pour contempler ses restes en cours de décomposition, se laissant glisser vers le fantasme morbide de dormir à ses côtés, regret illustratif de son enfance où les deux bambins couchaient dans la même chambre. Presque sang de son sang puisqu’il est d’une certaine manière son demi-frère, on retrouve au cœur de cette fascination une notion profonde d’inceste jamais assouvi, une idée que l’on peut croiser également dans l’œuvre de la sœur aînée Charlotte, lorsqu’elle prête ces propos lourds de sens au personnage de Lord Rochester, avouant ses sentiments à Jane : « I love you as my own flesh ». Le rejet viscéral de la notion même de religiosité matraquée et perclus de morale cacochyme, se retrouve finalement englobée dans le personnage de Joseph – homme à tout faire d’Heathcliff de son état. Pasteur raté et probable pharisien, il incarne le parfait parangon de tout ce qu’Emily exècre dans cette foi qu’elle s’est vue imposée de par la précellence des écritures saintes au sein de l’éducation de son enfance ; pétri de méthodisme avec une pétulance ridicule, il récite tout en ayant soin au préalable de les vider de leur substantifique moelle les Evangiles, et plastronnant une attente pour dissimuler un caractère veule, il se contente d’attendre le jugement dernier pour avoir le bonheur de contempler son maître brûler dans les flammes d’un des sept cercles de l’Enfer.

L’œuvre à la lumière d’une vie

Il appert d’une importante nécessité de garder en son esprit que le havre de silence où a grandi notre romancière, le presbytère de Haworth, est un lieu clos, un microscopique simulacre de société repliée sur elle-même qui par sa singularité isolée, célèbre ses propres dieux et conjure ses démons personnels par la défense de la plume encrée. Et, si on en croit l’abondante correspondance de Charlotte Brontë, l’atmosphère de solitude et de frugalité parcimonieuse fut propice au développement d’un farouche caractère chez Emily, se muant en un petit animal cherchant avidement l’isolement et le silence, vivant à côté du reste de sa fratrie, embusquée derrière un haut mur de férocité visible d’elle seule, qu’elle finit par déconstruire lorsqu’elle quitte son foyer pour s’installer comme gouvernante à Bruxelles pour une très courte période. En s’astreignant à connaître davantage cette femme, l’on comprend plus limpidement l’opiniâtreté farouche de la romancière à placer l’immortalité au centre de ses pages noircies avec une assiduité déconcertante. Nonobstant sa propre finitude, devenir immortelle fait figure pour elle de refuge face aux morts consécutives de sa mère, ses deux sœurs aînées, et à l’interminable autodestruction de son seul frère, Branwell. Une chute dans la décadence à laquelle les survivantes de la fratrie damnée se heurtent comme à un mur de verre, ne pouvant que contempler les yeux révulsés par la révoltante impuissance, le lent suicide du jeune homme. Telle la nielle faisant corps avec l’argent, le garçon est imbibé d’imaginaire mirifique, car là où les femmes y sont parvenues, il ne saura jamais quitter ses rêveries fantasmagoriques qui viendront telles des vagues de larmes se briser sur les écueils de la réalité du monde extérieur. Faisant alors le choix de se réfugier dans les paradis artificiels façonnés par sa consommation d’opium, il finit par mourir, plongé dans la déréliction la plus totale ; un traumatisme qu’Emily exorcise dans Wuthering Heights via le personnage de Hindley, drogué et alcoolique notoire.

Le mot de la fin

Ne reste-t-il alors qu’à saluer avec une application admirative cet ultime talent de la jeune écrivaine, qui fut celui, espoir fantasmé de plumes indénombrables, que de parvenir à créer ex-nihilo ? Ayant vécu en presque totale autarcie, Emily a forgé son œuvre sans « aucun autre modèle que la lumière de ses méditations » (Charlotte Brontë). Son inspiration romanesque se fait riche tout autant que mystérieuse, les analystes se heurtant à cette évidence déconcertante : on ne peut trouver de modèle d’inspiration pour la jeune Brontë, car il n’y en a tout simplement point. Alors demeure la vérité affolante, que la révolution du roman romantique est arrivée par la plume d’une femme guindée de trente et un ans, à l’éducation puritaine, passéiste, et qui mena une vie de semi-recluse, rêvant seulement, et toujours.

samedi 21 janvier 2012

Charlotte Brontë - Jane Eyre



Lorsque l’on évoque le nom des sœurs Brontë, ce sont les images de passions amoureuses adamantines, de personnages féminins aux caractères abstrus mais terriblement affirmés –peut-être même d’une précellence excessive pour une ère Victorienne alors à son apogée- qui viennent aiguillonner nos sensibilités assoupies par des sociétés d’image reine au cœur desquelles le ressenti ne fait plus loi, viennent et s’imposent à nos esprits.
Puis, doté d’une assurance théâtrale, entre le décor drapé dans sa désolation : des champs de roches adornant une végétation rase, giflée par de vents impétueux ; une thématique nullement arcadienne, présente comme un fil rouge tendu entre les trois sœurs romancières que l’on retrouve dans chacune de leurs œuvres. Des caractéristiques qui bien sûr ne sont point en reste chez Charlotte Brontë et dans son roman le plus illustre dans son rayonnement international : Jane Eyre, qui est aujourd’hui le sujet qui nous occupe.
Peut-être sont-ce ces éléments si éclatants qui ont mené à ce que les sœurs gagnent (serait-ce malédiction que ce penchant de l’historicité de n’ouvrir ses lignes d’or à de talentueux auteurs qu’une fois passés à trépas ?), par malheur à titre posthume, une telle notoriété ; un renom flamboyant s’apparentant parfois, chez certains lecteurs zélateurs dans leur admiration, à une sorte de culte.
Il n’y à qu’à se pencher sur le nombre de visites reçues chaque jour à leur ancienne demeure, devenue aujourd’hui un musée, pour ne plus en douter un seul instant. Et je puis affirmer en ce jour, non sans une légère pointe d’orgueil, que je fais partie de ces lecteurs fascinés par la famille Brontë, maudite affirmeront les esprits échaudés par leurs lectures romantiques.
Aussi ai-je ressenti comme une violente forme de devoir, ce besoin insatiable de rédiger un texte, incessamment trop maigre à mon goût, sur l’œuvre par laquelle j’ai découvert la richesse des Brontë, il y a de cela environ cinq longues années. Ce fut l’occasion pour moi de me pencher à nouveau sur ce livre, certainement armée d’un œil neuf, possédant plus de connaissances qui, à leur tour, m’aidèrent à davantage goûter toute la profondeur, comme l’étendue de ce roman s’inscrivant dans la mouvance Romantique, et j’irais même jusqu’à dire, parvenant à cette prouesse non négligeable que de la dépasser.
Jane Eyre est de ces œuvres contant une passion folle, pouvant paraître déraisonnée aux yeux du lecteur comme elle l’est déjà clairement à ceux de l’héroïne suppliciée par le plus terrible des sentiments humains. Et cette folie gagne, à certains passages, nous autres lecteurs, regard extérieur tout autant qu’impuissant, qui nous nous sommes maintes fois surpris à nous écrier intérieurement : « Avoue-lui tes sentiments ! ». Pour la beauté de l’écriture de Charlotte, pour les histoires que seule elle pouvait nous raconter, et pour toutes ces raisons précédemment énoncées, permettez-moi de faire, à ma façon, souvent maladroite, l’apologie de cette œuvre que j’ai tant aimée.
Je ne peux que saluer la prépondérance, proche de cette douce folie nommée obsession, qui se voit accordée aux termes descriptifs, trait stylistique propre au mouvement littéraire romantique  Des paragraphes, des pages, des vagues déchaînées parfois, accordées à l’unique représentation irrépressible, pulsionnelle ; agréant de planter un décor nécessaire à l’imprégnation qui se doit de devenir impavide pour parer à la labile attention du lecteur ; comme si les Grands avaient prévu que le lecteur du XIXème siècle se sentirait démuni, dépouillé face à une livre dépassant les deux cents pages, imprimées en deçà d’une taille de police dite « quatorze » (mais je m’égare). Car il apparaît clair que la puissance de Jane Eyre se trouverait considérablement amoindrie sans cette possibilité d’identification au personnage, voie rendue ouverte et claire via la délicatesse et la minutie inaccoutumée des passages descriptifs. Ainsi du bout de sa plume de fer, Brontë creuse une infime brèche, plaie sèche au sein de son texte, consentant que le lecteur se glisse à corps perdu dans son histoire mirifique, et l’assistant dans son empathie envers le personnage de Jane, enfant souffrant de la froid et de la faim lors de son séjour au cœur de l’établissement tartaréen de Lowood, ou adulte lovée tout près de son maître tant aimé non loin d’une des imposantes cheminées à la chaleur réconfortante de Thornfield Hall. Exploitant la richesse de termes scrupuleusement élus qui viennent adorner un verbe huppé mais non point artificieux,  Brontë nous offre comme une main tendue, nous poussant à nous rapprocher davantage de sa plume sourcilleuse ; l’on pourrait presque percevoir sa voix fluette nous susurrant « plus près, encore ». Son dessein est le ressenti, loin d’elle le besoin de l’occulter d’une quelconque manière, et elle atteint ce qu’elle mire depuis les premiers termes de son œuvre avec un brio déconcertant.
Son style en effet, chamarré par les Beaux Mots, coule sous le regard avec l’aisance d’un rochet échappé des doigts d’une couturière ; elle possède l’art de prendre le temps, repoussant toute éventualité d’omettre le moindre détail, car en la minutie demeure le talent et la complète immersion dans les mots. Parcourir une phrase descriptive de Charlotte Brontë, reviendrait à mon sens à observer attentivement la main d’un artiste esquisser les premiers jets d’un paysage : une minime trace de carbone grisâtre déposé sur la feuille immaculée se mue par une métamorphose miraculeuse en un terme ; ainsi la volonté de la romancière de doter son héroïne de qualités indéniables pour le dessin revêt ici toute sa portée. Le crayon revêt une forme propitiatoire à l’exultation des passions (en esquissant avec une pétulance étonnante pour le personnage de Jane le profil de Rochester, ne se départant jamais d’une morgue glaciale) ou a ses élans vers la lointaine liberté, tenue en retrait par les hauts murs grisâtres de Thornfield. Dotée de la finesse unique aux Grands,  Brontë s’attarde à portraiturer ses personnages avec une progressivité méticuleuse, une assuétude très probablement héritée de ses écrits de jeunesse, rédigés à huit mains puisque produits avec le reste de sa fratrie (Anne, Emily et Branwell) : les chroniques du Royaume d‘Angria.

Un des arts de la plume Brontë réside en toute probabilité dans cette impudente excellence à rompre brusquement avec une tradition séculaire, celle du mythe du prince fascinant dans sa beauté et ses qualités immensurables (il suffit de se remémorer le charismatique personnage de Heathcliff, errant dans les pages de Wuthering Heights, rédigé par Emily). Au creux de ce texte, l’Homme et l’héroïne font montre d’honorables qualités morales et humaines, peut-être aussi autant de défauts pouvant apparaître repoussants, car dans toute leur hideur, ils nous arrachent au romanesque pour nous traîner dans cette fange de la réalité qu’un accord tacite entre le lecteur et l’écrivain avait fait taire pendant quelques instants. Les qualités physiques, si tant est qu’elles soient péniblement perceptibles, se font rares, car hoirs d’un rejet de l’auteur pour la superficialité de ses marionnettes, tout particulièrement concernant Rochester qui courbe l’échine sous l’infamie dont il se sait porteur. Propos révélateurs venant d’une jeune auteure qui semble immanquablement attachée à se montrer démiurge d’une opposition totale entre la superficialité empoisonnant les cercles mondains Britanniques valsant aux prémices du XIXème siècle, et la profondeur embaumée de pudeur des sentiments de Jane Eyre pour son maître de vingt années son aîné. Prenant un finaud plaisir à dépeindre la prétendante de Lord Rochester –Mrs. Ingram- comme la pire des sybarites, cependant transparaît en filigrane la jalousie irrépressible car tristement logique d’une institutrice sans le sou pour ses pimpantes poupées de porcelaine, corsetées et parées de dentelles dispendieuses que Jane n’aurait jamais pu s’offrir, ne serait-ce qu’après deux existences de travail ; les frôlements des jupes de soie sont des grincements produits par les griffes de gobelins ornant les murailles de la propriété de son maître, les regards poudrés et délicats deviennent des mains qui éloignent insidieusement Rochester de la petite servante recroquevillée dans un angle de la pièce, étouffée par son austère robe de Quakeresse, occultée par les draperies comme si la richesse cherchait à dérober aux regards le honteux de la pauvreté. On ressent alors toute l’amertume résignée du personnage, mais la confrontation s’avère cependant inégale, et le lecteur se prend d’une affection vive pour l’héroïne triste, sombre face aux éclats de rire artificiels de ces merveilleuses dames semblant faire insolemment montre de leur richesse, exagérant leur pétulance à chacun de leurs mouvements savamment étudiés pour correspondre au plus près aux codes de la mondanité de cette époque, toute en légèreté suintant une forme d’hypocrisie dont Rochester n’est heureusement nullement dupe.

En guise d’œuvres complémentaires, je ne pourrais que vous conseiller les deux ouvrages majeurs de John Milton : Paradise Lost et Paradise Regained (attention, lecture hautement indigeste, mais néanmoins nourrissante pour la culture personnelle !) En effet, force est de constater qu’il n’est point rare de rencontrer au fil de toute les Lettres anglaises –passé bien sûr le XVIIIème siècle- moult références à ces deux piliers, et Jane Eyre ne se pose nullement comme une exception, en dépit de la singularité étonnante de ce roman. L’héroïne n’a de cesse de ponctuer ses réflexions de citations de Milton, les couplant à un autre ouvrage que je n’ai pas encore parcouru –cependant si le cœur vous en dit- qui n’est autre que The Pilgrim’s Progress, rédigé par John Bunyan (1678). Cette idée de cheminement laborieux et semé d’embûches apparaissant de prime abord insurmontables semble avoir profondément marqué l’auteur, et une connaissance, même partielle de ces références, me semble importante.

dimanche 15 janvier 2012

Bel-Ami, ou l’arrivisme couronné.



S’il était une œuvre méritant de facto une place d’honneur au cœur des Lettres du XIXème siècle, ère du romantisme enflammé et de poèmes rédigés d’une encre transie par l’amour qui découlait de la main d’un auteur, nul doute ne peut être admis quant au trône sur lequel pourrait siéger le monument Bel-Ami de Guy de Maupassant.
Maître conteur dont le verbe, la voix transcendée, parvient presque jusqu’à nos oreilles tendues, Maupassant est de prime abord évoqué du bout des lèvres, admiratives dans leur retenue zélatrice. Elles choisissent d’elles-mêmes, d’emblée d’effleurer son nom, comme celui qui a su offrir au genre de la nouvelle ses lettres de Noblesse, caractères dorés alors intimement liés à son nom. À l’évidence, se hasarder à la rédaction d’un genre si à part n’est point un possible offert à toutes les plumes vacillantes, et l’écrivain y a maintes fois prouvé, au travers la pertinence impudente dans son talent incommensurable, son sens du mot juste, et son aisance innée à parvenir (avec l’insolent brio de ceux qui ont été touché par un don) de transcender la petite histoire. Le récit, ce texte court que les voix chevrotantes de ces puits de sagesse au regard attendri que sont nos grands-parents prennent un plaisir manifeste à conter, avec la lenteur voulue et minutieusement calculée provoquant l’impatience, l’Attente.
Maupassant réalise par la suite un coup de maître de transposer au fil des termes les vibrations palpables, nécessaires à ces courts récits dans son roman Bel-Ami, œuvre que je choisirai aujourd’hui d’appréhender, et ce en m’interdisant toute, même la plus infime, évocation de la sphère journalistique qui offrit à l’arrivisme fait homme l’opportunité inopiné de réaliser sa fulgurante aussi bien qu’infamante ascension sociale, au nez et à la barbe de toute probité, tout honneur ; le linéament même du respect se voyant malmené, « plus foulé du pied qu’un caillou » pour reprendre son immense contemporain, Victor Hugo.

Je commencerai mon propos par une métaphore, touchant le charismatique personnage de Georges Duroy. À mes yeux, à chaque fois que je le suivais dans ses pérégrinations solitaires, il revêtait la peau et la démarche silencieuse, toute en retenue brûlante, d’un fauve étrange qui se voit à l’aise, courant les rues aux pavés sonores de Paris sur lequel rejaillissent la flamme vacillante des lampadaires à l’électricité balbutiante. L’œil en feu, roulant sans cesse aux aguets, Duroy cherche la réussite, traque l’opportunité. Pour se faire, il n’hésite point à profiter de la bonhomie de Forestier, que le hasard place sur sa route en une caniculaire nuit d’été, où l’atmosphère ne veut pesante, suffocante, presque annonciatrice ; comme une Pythie du malheur à venir pour les êtres bigarrés qui croiseront par la suite du récit le chemin de l’arrivisme fait humain. Duroy, encore béjaune à la moustache bien recourbée, ne se doute nullement qu’il venait de plonger sa poigne entière au sein d’un engrenage parfaitement graissé, et qui s’entrechoquera sans fracas jusqu’à mener l’antihéros aux Olympes, les hauteurs d’une société qu’il méprise, l’aisance qu’il brigue avec une ardeur tenant en tout point à une suave folie de l’élévation contre la main du destin qui semblait l’avoir profondément malmené depuis ses premiers vagissements. Moqueur, que le destin au cœur de ces pages ! À ceux qui avaient la candeur d’imaginer le Sort dispensateur de grâces et autres actions de générosités, Maupassant biffe ces concepts cacochymes et laisse couler de sa plume une encre empreinte d’un cynisme rare, la providence crée un être habité par la convoitise et rongé par la volupté, la concupiscence. Se détournant vite de l’empire de la masculinité pour parvenir à mener à bien ses basses besognes qui l’érigeront pourtant au sommet, quoi de mieux que la féminité ? Encore aisément considéré en plein XIXème siècle comme le « sexe faible », Maupassant le fait parfaitement entendre à son pantin Duroy, et c’est par le sentiment qu’il mènera sa quête d’aisance tout autant que de prestige à bien, de par une insolence de l’avenir ; couvant de son regard omniscient le Mal incarné. Serait-il lassé de disséminer le Bien et de ce fait, décida-t-il de faire germer les graines délabrées de la mauvaiseté ? La réponse peut apparaître impunément affirmative.
Duroy est rusé, chafouin et ne manque nullement d’astuce. Aussi lorsqu’il voit s’ouvrir les portes d’un emploi grassement rémunéré pour rédiger des articles couchés sur le papier par une plume autre que la sienne, le jeune pédant s’engouffre dans la brèche et avec une patience impressionnante, l’odieux personnage va se construire roche après roche, une façade de fierté qui l’amènera à devenir parfaitement imbu de sa petite personne. Et cela au même instant où, sous les caresses et regards langoureux de la gent féminine, il prend pleine conscience de ses qualités physiques. Fort amusé par ces détours scrupuleux dans sa narration, Maupassant s’attache à nous décrire, usant d’une minutie stupéfiante, ce que je qualifierais de complète métamorphose de son personnage. Là où les premières pages de l’œuvre nous présentent un Georges Duroy gris, sans le sou, et envieux agressif des classes bourgeoises qui semblent le toiser à chacun de ses pas, le lecteur quitte à la fin du roman Georges Du Roy de Cantel, décoré par le ruban écarlate de la Légion d’Honneur (récemment créée) et époux d’un des meilleurs partis de France. Devenu envieux des suites d’assister à l’étalage impudent de la richesse insolente de ses nouvelles fréquentations, de l’attitude dispendieuse des femmes, Duroy s’avère également témoin de la réussite flagrante de son patron, M. Walter. La somptueuse fête donnée à son domicile, digne de l’étalage du triste Nicolas Fouquet, est la goutte qui fait déborder le vase de l’arrivisme de notre héros. Plus que jamais, il désir tout, tout de suite, mais sans jamais se départir de sa circonspection savamment calculée et admirablement maîtrisée. Car s’il est une qualité que l’on peut reconnaître au personnage principal c’est que, n’en déplaise à nos amis Freudiens, le coquin est parfaitement maître en sa propre maison.
Or, à force de les fréquenter et de constater leur omniprésence dans le quotidien et la prise de décision de ses collègues et amis (si tant est qu’il les ai jamais considérés de la sorte), Duroy entend assez vite que ce ne sont point les hommes puissants qui énoncent les règles du jeu, mais bien leurs femmes. Frisant alors ses moustaches, une expression de pleine satisfaction peinte sur ses traits, Georges se lance sous les yeux du lecteur dans un véritable ballet de séduction, au cours duquel il croisera et apprendra à connaître plusieurs types de femmes. Pour mener à bien mon propos, je n’en retiendrai que trois, qui figurent à mon sens les extrêmes, les faiblesses et les contradictions de cette fin de XIXème siècle enclin au changement, à l’évolution inéluctable. Clotilde de Marelle, la soumise ; Madeleine Forestier, la fière ; Virginie Walter, la transie. Trois caractères importants de dépeindre, pour comprendre comment Duroy a pu les exploiter chacune à leur tour. J’espère que vous ne me tiendrez point rigueur d’écarter volontairement le personnage fade de la petite Suzanne qui n’est pour moi que l’aboutissement du machiavélisme génial de Duroy.
Toutes victimes de son verbe acéré, de son regard profond et affable, elles se laissent prendre au jeu, se faisant chérir et cajoler à l’excès. Notre héros sait parler sans ambages, sans s’égarer dans des agiotages qui pourraient lui faire perdre son emprise sur la femme lorsqu’il se lance dans ce jeu de séduction malsain, où le mensonge et l’hypocrisie se disputent la mainmise sur le discours de Georges. L’éducation étouffante que recevaient encore les femmes de cette époque n’aident point à discerner ces défauts pourtant évidents, et seule l’une d’entre elles saura se défaire de son influence, se jouer de sa fausse aménité : Madeleine. Prenant amant, s’amusant parfois à « jouer l’homme » et se drapant dans une contenance qui force le respect lorsqu’elle est surprise en plein adultère, elle assume pourtant jusqu’à la fin son choix d’avoir choisi l’indépendance intellectuelle tout autant que financière, et de s’être moqué de Duroy entre-temps devenu son mari ; un fourbe qui n’aura pas hésité un seul instant à la tromper et lui voler en toute impunité une partie de son héritage.
Malheureusement, là où une morale est toujours énoncée à la fin d’une nouvelle, ici le Mal triomphe. En grande pompe, quand Georges marié à la jeune et innocente Suzanne Walter, lui donne accès à une richesse incommensurable et un titre de noblesse inespéré. Jusqu’aux dernières lignes, on se place dans l’expectative d’une chute. On attend de Mme. Walter qu’elle se lève telle une furie blessée dans son amour propre, et que dans un hurlement, elle révèle toute la supercherie, la tromperie, au moment des noces de sa fille. Espoir déchu, elle restera murée dans son silence, comme étouffée par ses larmes de femme abandonnée par son amour. Toujours, ce maudit carcan social.

samedi 7 janvier 2012

William Faulkner - The Sound and The Fury



Je considère The Sound an The Fury comme l’œuvre la plus personnelle de William Faulkner, une forme de « confiteor » où l’auteur américain exorcise ses addictions à l’alcool, et ses déconvenues face à l’évolution autodestructrice des états du sud des Etats-Unis face à leur brusque perte d’influence, héritée de la fin de la guerre de Sécession. Par honte, ou peut-être est-ce par répulsion, Faulkner impose une distance nécessaire entre la réalité crue et son propos, en situant l’action de son roman dans la région de Yoknapatawpha, un Mississippi fantasmé et un déguisement grossier autant que peu crédible, dû aux souvenirs bien trop vivaces de l’écrivain qui y passa la plus grande partie de sa vie.

Il s’octroie ainsi, d’une certaine manière, le droit d’y jeter d’un trait de plume le vice et la fureur dans ses formes les plus pures, primaires, brutes. Et c’est alors qu’un souvenir s’impose de lui-même, une évidence refait surface au sein d’une lointaine lecture d’un auteur faisant figure de pilier au cœur des Lettres anglophones : William Shakespeare ; il y puise son titre, s’inspirant d’une impérieuse tirade de Lady Macbeth : « Life's but a walking shadow, a poor player that struts and frets his hour upon the stage and then is heard no more: it is a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing. » Une phrase où les flots de sa colère folle vibrent et bouleversent le spectateur, une démence exprimée de sorte à occulter à autrui une angoisse obsédante et hautement pernicieuse : celle de l’impuissance humaine face à la déréliction de l’honneur, lorsque l’Homme a vendu son âme au démon de la violence. S’il n’était qu’un unique fil rouge à mettre en exergue au cœur de cette œuvre, je choisirai de faire ressortir celui de la destruction de l’être et des rapports humains, causée par la peur déraisonnée, mais obsédante.

Comme le soulignait Jean-Paul Sartre dans un article au Times : « rien n’arrive, tout est arrivé. » Le lecteur se trouve ainsi au beau milieu d’un champ de ruines fumantes, seuls les débris épars et déchiquetés laissent entrevoir la férocité de la tempête qui vient tout juste de passer. Or l’incompréhension dominera tout du moins au long du premier chapitre de l’œuvre, rédigé du point de vue de Benjamin Compson, que je regarde comme la masse conglobée de toute la colère, la rancœur teintée de frustration de la famille habitant le centre de l’œuvre. Benji, sorte d’histrion autiste de vingt-sept ans, traverse les années en se comportant avec l’indigence d’une bête ; il est une forme de personnification de l’infamie poursuivant, telle une Erinye furieuse, les Compson. Or, là où Faulkner le présente dans un premier temps comme une créature repoussante dans toute l’ampleur de sa bestialité, il est à mon sens, pauvre être plongé dans la velléité et dans l’impossibilité de réaliser le monde alentour ; personnifiant ainsi toute l’acrimonie de ses deux frères aînés, Jason et Quentin. Car contrairement à l’animal fait homme (ou peut-être est-ce le contraire ?), eux dans tout le chagrin de leur condition humaine, sont labiles, sujets aux affres du temps ; pire, ils en ont pleine conscience, quand les journées glissent sur Benjamin, inapte à une quelconque lucidité.
Là où le second né de la fratrie, Jason, envisage le cours de l’horloge sous un aspect purement pécuniaire, l’aîné Quentin souffre d’une oppression incommensurable face à la fuite des heures. Parce que le malheur d’un homme est d’être temporel, la poussière humaine décide de marcher contre les brusques bourrasques de vent qui le poussent vers le néant. Refusant farouchement de se voir avili par la temporalité, il brise de son talon la montre de son grand-père, réduisant à rien la notion d’hérédité, d’atavisme, et de mortalité. Pourtant, son tic-tac le poursuit, au cœur des arcanes de son esprit malmené par des pensées contraires, tiraillé et torturé par la névrose. L’auto-conviction  ne plante cependant nullement ses graines dans un terreau fait de roche et de cendre. Et, de sorte à placer un point final à ses errances morales tout autant que physiques face à l’hideur d’un quotidien qu’il rejette de tout son être, celui qui s’était un temps cru supérieur à la chronologie, emprunte le chemin de la lâcheté en choisissant le suicide.

La notion de temps revêt donc un rôle de clé de voûte au fil des quatre chapitres de l’œuvre, et William Faulkner semble prendre grand plaisir à torturer deux de ses principaux personnages en paraissant leur dire que leurs angoisses sont parfaitement fondées, et les conforte insidieusement dans cette idée en optant pour le style littéraire du « stream of consciousness », comme le résultat d’un accord tacite entre le réel figuré par l’écrivain et l’imaginaire, sa création, sa chose. Nous voici donc arrivés au seul point me dérangeant dans ce riche roman : le choix de l’écriture, la décision de l’auteur de laisser courir ses mots à l’image d’un torrent furieux, roulant en son lit des galets acérés qui écorchèrent tout ce à quoi j’étais habituée. En effet, The Sound and The Fury fut mon premier contact avec le courant de conscience (je vous vois déjà bondir ! Mais à ceux qui m’admonesteront en me jetant à la face : « vous n’avez pas lu l’Ulysses de James Joyce ! », je leur rétorquerai : « vous non plus ! ») Envahie par une grande surprise, je compris progressivement que ce type d’écriture déconcertant était géniture de ce sentiment de révolte de l’auteur lui-même. Révolte contre l’effondrement de ses chers états du sud des USA, aigreur face à ces aspects autobiographiques qui teintèrent involontairement son récit, fureur –encore elle- face à son impuissance à se libérer de son addiction à l’alcool qu’il a transposée dans le personnage de Jason Compson père, et qui est très probablement à l’origine de l’implosion de cette famille condamnée à l’effondrement par la haine viscérale et le refus à s’abandonner à cette faiblesse nommée amour. Je fus aiguillonnée, choquée, mais surtout terriblement intriguée par cette plume criante de nihilisme, suintant la révolte. Malgré mes efforts, je me trouvai cependant dans l’incapacité de m’ouvrir à cet iconoclasme stylistique, et je me mis à envisager des plus sérieusement que Faulkner souffrait d’une forme rare d’amnésie qui avait uniquement ôté de sa mémoire la manière d’user de toute forme de ponctuation. J’ai pleine conscience que l’écriture se voulait le reflet de cette colère intrinsèque et qui transcende jusqu’à la plume, mais à mon sens, il n’était nullement nécessaire de décider de biffer arbitrairement une des bases de l’écriture. Rédiger, c’es transcender la parole, chercher à la sublimer, alors pourquoi avoir choisi, armé d’une délibération déconcertante, une déconstruction aussi inutile que repoussante, qui de prime abord pourrait servir le récit, mais après lecture plus poussée, le dessert totalement ?

Je considère que le véritable défi fût été de s’efforcer à révéler, dénuder les névroses et doutes extrêmes des différents personnages en usant d’un registre de langage des plus soutenus, et tenter de faire passer les terreurs et les haines via le verbe et non point par le massacre déchaîné de la syntaxe. Les déconcertassions se révèlent si brusques, déboussolant telles un soufflet, qu’il devient aisé pour le lecteur de se retrouver dans une perte complète de compréhension, qui comble de malheur! pourrait faire naître la possibilité de lui donner envie de refermer l’ouvrage avant ses ultimes termes. Il appert ainsi évident d’affirmer que parcourir cette œuvre nécessite d’emblée un caractère persévérant. Pour permettre au lecteur de se retrouver dans cet enchevêtrement, cette anarchie de phrasés amputés (qui atteint son apogée lors du deuxième chapitre narré par Quentin Compson, où le cours des hypotyposes atteint une violence rare, jusqu’aux ultimes mots de cette partie quand un brusque changement intervient, comme un sursaut de pudeur : la mort de Quentin est cachée), seules quelques majuscules distillées avec parcimonie permettent de reprendre le cours du récit, entrecoupé par les sursauts d’angoisse des différents narrateurs ; mais comme le veut le séculaire adage : la peur n’évite pas le danger, et la prise de conscience de ce risque planant sur la dynastie Compson ne permettra cependant à aucun de ses enfants de la sauver de l’infamie et de l’iniquité. Le personnage de Jason, suintant le lucre, la faiblesse et la boisson par tous les pores de son épiderme, achèvera même de saborder le navire en se vautrant dans son caractère aboulique et veule, après que les rats (en la personne de la sœur Candace) aient d’abord fui l’embarcation en perdition.
Ainsi, nonobstant les errances stylistiques de l’auteur que de nombreux critiques ont tout de même trouvé dignes d’applaudissements, l’on peut affirmer que The Sound and The Fury fait partie de ces grands romans des disparates Lettres américaines. En guise de lectures complémentaires si le cœur vous en dit, je ne puis que conseiller Absalon! Absalon!, qui revient au cœur du foyer Compson, creusant encore un peu plus la psychologie de deux des enfants de cette famille damnée et abandonnée des bons auspices de la providence.

mercredi 4 janvier 2012

La Dame aux Camélias - Alexandre Dumas fils



Cette dame tenant un camélia immaculé serré contre son sein a été autorisée à traverser les âges, semble-t-il. Autorisée par la plume géniale d’un tout jeune écrivain que l’Histoire Littéraire ne retient principalement que comme l’éternel « fils de ». Drame que de naître sous un ascendant indéniable et de grandir au creux d’une ombre qui domine une large part du XIXème siècle. Aussi, sous la coupe d’une telle figure, le talent a tendance à se brimer de lui-même, fané par le pater familias que Alexandre Dumas fils n’est jamais parvenu à « tuer », comme le veut un proverbe antédiluvien.

Et l’amour va l’aider à s’élever à son tour, cet enfant prodige. Cependant, les évènements s’enchaîneront hélas bien trop vite, et Dumas fils atteint à une vitesse fulgurante tout autant que pernicieuse son zénith pour, à l’image du fils de Dédale, effleurer les rayons dardés par Hélios, et retomber aussitôt comme il s’était élevé. D’autant que ses doux sentiments sont tournés vers une courtisane. Enfer ! « 'Tis Pity She's a Whore » de John Ford nous revient en tête, le titre est on ne peut plus parfait pour le drame à naître, dont les rouages minutieusement huilés sont déjà en action, et ne cesseront de s’entremêler, jusqu’à la tragique mort de la jeune femme. Marie Duplessis est le nom de la source vive de ces penchants, une de ces délicieuses créatures qui vivent et amassent leur fortune aux dépends de l’amour tout en évitant malicieusement du long de leur existence mouvementée les flèches de Cupidon, animées d’une grâce aussi déconcertante qu’insolente ; et ce même si leurs attraits, avec le temps, flétrissent et se ternissent comme les pétales d’un camélia.

Au travers des puissants mots de l’écrivain, la Duplessis se mue en Marguerite Gautier, et sans n’en avoir nulle conscience, l’amoureux éconduit venait de donner « sa » femme au siècle du romantisme, malgré tout cacochyme et agonisant à l’époque où il noircit d’encre ses tout premiers feuillets, à l’image d’autres célèbres Dames comme Béatrice au XIVème siècle, Mme. De Clèves au XVIIème, Manon Lescaut cent ans plus tard ; et elle est une fille de maigre vertu, pourtant ! Une femme de peu de foi, portée au pinacle par son amant éperdu, où Alexandre se voit réduit au rang méprisable d’écrivain encore à la recherche de « son » succès, délaissé au profit d’un pianiste déjà au sommet de sa gloire (j’ai nommé Franz Liszt).

Le décor planté, il est impossible de ne point évoquer à ce stade les premières transformations apportées pour les besoins du roman. Au milieu des pages, Marguerite rompt avec son amant transi par pure valeur morale, et non pour ces basses raisons que sont les moyens financiers, ou le caractère regrettablement volage d’un cœur qui fut pendant tant d’années hermétiquement fermé à l’amour « pour le besoin du métier ». L’art de l’homme de Lettre transparaît dans son talent insolent d’évidence pour magnifier les éléments, sublimer des histoires, et c’est bien le seul point où je puis me positionner en désaccord avec lui : « mais si c’eût été une généralité, ce n’eût pas été la peine de l’écrire ». L’histoire de Marie Duplessis n’est nullement exceptionnelle, mais criante de banalité, or Alexandre Dumas fils parvient de par sa plume à la métamorphoser pour en faire une légende, un écrin d’exception. Et c’est sous les lugubres auspices de la Mort que la jeune courtisane se trouve transcendée, immortalisée comme la Dame aux Camélias. Mais la pernicieuse maladie blanchit son teint déjà naturellement pâle pour lui donner la perfection de la porcelaine; c’est cette peste blanche, qui fauche la jeunesse en plein élan, (la perspective du décès proche poussant Marguerite à goûter avec une exceptionnelle passion aux plaisirs que peut nous offrir l’existence) raccourcit l’existence terrestre mais entérine tout à la fois un symbole, et alors une nouvelle étoile brille au sein de la littérature Française. Par soucis de ne point entacher cette beauté merveilleuse, Dumas évite délibérément de nous conter le trépas, auquel le lecteur eut tout le loisir de se préparer au cours de sa lecture enivrante.

Réside au cœur de cette œuvre un vibrant plaidoyer pour la figure féminine, qui fut tant malmenée, à de rares exceptions près dans lesquelles je classerais Les Liaisons Dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos (je reviendrai sur ce monument tantôt) durant tout du moins les deux siècles précédent celui de Dumas. Dans sa candeur, frôlant parfois la perversion sans jamais pour autant tomber dans ce piège, de par sa bonté d’âme et par l’éveil bien que tardif de sa capacité à aimer, Marguerite Gautier nous fait oublier son statut social peu reluisant en quelques lignes, quelques délicieux traits d’esprits. Sa personnalité étrange tout autant que complexe a l’art de ne se révéler qu’avec parcimonie, comme si l’auteur  n’osait jamais vraiment relever le coin de voile que l’héroïne propose de soulever à intervalles réguliers tout au long du roman, et cette œuvre s’avère capable d’aller bien au-delà de la simple réhabilitation de la courtisane amoureuse. Jusque dans le titre du livre, Marie/Marguerite, autant aux yeux de l’Histoire que du lecteur passionné n’est pas une fille de petite vertu, mais bien une Dame, un mot qui respire la noblesse d’âme et de cœur, où transparaît une forme de dignité. Si le personnage historique n’en était point nécessairement affublé, le personnage de fiction rayonne, atteint son apogée dans ces derniers jours qu’elle passe à aimer Armand Duval, où le regard extérieur la voit peu à peu se dépouiller de tous ses biens par amour, où il est possible, aisé, de la voir reprendre des couleurs aux joues au bras de son cher amant qui est prêt à se damner pour elle, enclin à devenir une nouvelle victime de la figure démoniaque Faustienne.

Cette Dame va jusqu’à renoncer à cette chère liberté que son statut lui conférait de facto, et on constate impuissant qu’elle tend délibérément ses délicats poignets pour s’y voir passé des fers, le métal meurtrissant. Finalement, le tragique achève de la déifier, où le lecteur peut poser un regard indiscret sur son ultime correspondance, si tant est que l’on puisse qualifier de la sorte toutes ces lettres demeurées sans réponse ; des écrits envoyés au seul homme qu’elle eût jamais aimé de sa vie, dans lesquels sa douleur, physique tout autant que morale, se révèle palpable, ses soupirs chargés, rendus sifflants par la tuberculose. Ces exhalations effleurent la joue du lecteur, il peut même arriver qu’on écrase une larme pour cette demoiselle, qui vécut au monde, et mourut dans la déréliction, la solitude la plus totale. Le malheur contribue au mythe, entré au panthéon de la mémoire collective dès la publication du livre en mille huit cent quarante-huit, pour ne plus jamais le quitter. Marie Duplessis elle, repose toujours quelque part dans le cimetière Montmartre, ayant manqué de peu de perdre son identité au profit d’un alias romanesque qui continue d’enflammer les imaginations, et bercer les lecteurs.
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