samedi 21 janvier 2012

Charlotte Brontë - Jane Eyre



Lorsque l’on évoque le nom des sœurs Brontë, ce sont les images de passions amoureuses adamantines, de personnages féminins aux caractères abstrus mais terriblement affirmés –peut-être même d’une précellence excessive pour une ère Victorienne alors à son apogée- qui viennent aiguillonner nos sensibilités assoupies par des sociétés d’image reine au cœur desquelles le ressenti ne fait plus loi, viennent et s’imposent à nos esprits.
Puis, doté d’une assurance théâtrale, entre le décor drapé dans sa désolation : des champs de roches adornant une végétation rase, giflée par de vents impétueux ; une thématique nullement arcadienne, présente comme un fil rouge tendu entre les trois sœurs romancières que l’on retrouve dans chacune de leurs œuvres. Des caractéristiques qui bien sûr ne sont point en reste chez Charlotte Brontë et dans son roman le plus illustre dans son rayonnement international : Jane Eyre, qui est aujourd’hui le sujet qui nous occupe.
Peut-être sont-ce ces éléments si éclatants qui ont mené à ce que les sœurs gagnent (serait-ce malédiction que ce penchant de l’historicité de n’ouvrir ses lignes d’or à de talentueux auteurs qu’une fois passés à trépas ?), par malheur à titre posthume, une telle notoriété ; un renom flamboyant s’apparentant parfois, chez certains lecteurs zélateurs dans leur admiration, à une sorte de culte.
Il n’y à qu’à se pencher sur le nombre de visites reçues chaque jour à leur ancienne demeure, devenue aujourd’hui un musée, pour ne plus en douter un seul instant. Et je puis affirmer en ce jour, non sans une légère pointe d’orgueil, que je fais partie de ces lecteurs fascinés par la famille Brontë, maudite affirmeront les esprits échaudés par leurs lectures romantiques.
Aussi ai-je ressenti comme une violente forme de devoir, ce besoin insatiable de rédiger un texte, incessamment trop maigre à mon goût, sur l’œuvre par laquelle j’ai découvert la richesse des Brontë, il y a de cela environ cinq longues années. Ce fut l’occasion pour moi de me pencher à nouveau sur ce livre, certainement armée d’un œil neuf, possédant plus de connaissances qui, à leur tour, m’aidèrent à davantage goûter toute la profondeur, comme l’étendue de ce roman s’inscrivant dans la mouvance Romantique, et j’irais même jusqu’à dire, parvenant à cette prouesse non négligeable que de la dépasser.
Jane Eyre est de ces œuvres contant une passion folle, pouvant paraître déraisonnée aux yeux du lecteur comme elle l’est déjà clairement à ceux de l’héroïne suppliciée par le plus terrible des sentiments humains. Et cette folie gagne, à certains passages, nous autres lecteurs, regard extérieur tout autant qu’impuissant, qui nous nous sommes maintes fois surpris à nous écrier intérieurement : « Avoue-lui tes sentiments ! ». Pour la beauté de l’écriture de Charlotte, pour les histoires que seule elle pouvait nous raconter, et pour toutes ces raisons précédemment énoncées, permettez-moi de faire, à ma façon, souvent maladroite, l’apologie de cette œuvre que j’ai tant aimée.
Je ne peux que saluer la prépondérance, proche de cette douce folie nommée obsession, qui se voit accordée aux termes descriptifs, trait stylistique propre au mouvement littéraire romantique  Des paragraphes, des pages, des vagues déchaînées parfois, accordées à l’unique représentation irrépressible, pulsionnelle ; agréant de planter un décor nécessaire à l’imprégnation qui se doit de devenir impavide pour parer à la labile attention du lecteur ; comme si les Grands avaient prévu que le lecteur du XIXème siècle se sentirait démuni, dépouillé face à une livre dépassant les deux cents pages, imprimées en deçà d’une taille de police dite « quatorze » (mais je m’égare). Car il apparaît clair que la puissance de Jane Eyre se trouverait considérablement amoindrie sans cette possibilité d’identification au personnage, voie rendue ouverte et claire via la délicatesse et la minutie inaccoutumée des passages descriptifs. Ainsi du bout de sa plume de fer, Brontë creuse une infime brèche, plaie sèche au sein de son texte, consentant que le lecteur se glisse à corps perdu dans son histoire mirifique, et l’assistant dans son empathie envers le personnage de Jane, enfant souffrant de la froid et de la faim lors de son séjour au cœur de l’établissement tartaréen de Lowood, ou adulte lovée tout près de son maître tant aimé non loin d’une des imposantes cheminées à la chaleur réconfortante de Thornfield Hall. Exploitant la richesse de termes scrupuleusement élus qui viennent adorner un verbe huppé mais non point artificieux,  Brontë nous offre comme une main tendue, nous poussant à nous rapprocher davantage de sa plume sourcilleuse ; l’on pourrait presque percevoir sa voix fluette nous susurrant « plus près, encore ». Son dessein est le ressenti, loin d’elle le besoin de l’occulter d’une quelconque manière, et elle atteint ce qu’elle mire depuis les premiers termes de son œuvre avec un brio déconcertant.
Son style en effet, chamarré par les Beaux Mots, coule sous le regard avec l’aisance d’un rochet échappé des doigts d’une couturière ; elle possède l’art de prendre le temps, repoussant toute éventualité d’omettre le moindre détail, car en la minutie demeure le talent et la complète immersion dans les mots. Parcourir une phrase descriptive de Charlotte Brontë, reviendrait à mon sens à observer attentivement la main d’un artiste esquisser les premiers jets d’un paysage : une minime trace de carbone grisâtre déposé sur la feuille immaculée se mue par une métamorphose miraculeuse en un terme ; ainsi la volonté de la romancière de doter son héroïne de qualités indéniables pour le dessin revêt ici toute sa portée. Le crayon revêt une forme propitiatoire à l’exultation des passions (en esquissant avec une pétulance étonnante pour le personnage de Jane le profil de Rochester, ne se départant jamais d’une morgue glaciale) ou a ses élans vers la lointaine liberté, tenue en retrait par les hauts murs grisâtres de Thornfield. Dotée de la finesse unique aux Grands,  Brontë s’attarde à portraiturer ses personnages avec une progressivité méticuleuse, une assuétude très probablement héritée de ses écrits de jeunesse, rédigés à huit mains puisque produits avec le reste de sa fratrie (Anne, Emily et Branwell) : les chroniques du Royaume d‘Angria.

Un des arts de la plume Brontë réside en toute probabilité dans cette impudente excellence à rompre brusquement avec une tradition séculaire, celle du mythe du prince fascinant dans sa beauté et ses qualités immensurables (il suffit de se remémorer le charismatique personnage de Heathcliff, errant dans les pages de Wuthering Heights, rédigé par Emily). Au creux de ce texte, l’Homme et l’héroïne font montre d’honorables qualités morales et humaines, peut-être aussi autant de défauts pouvant apparaître repoussants, car dans toute leur hideur, ils nous arrachent au romanesque pour nous traîner dans cette fange de la réalité qu’un accord tacite entre le lecteur et l’écrivain avait fait taire pendant quelques instants. Les qualités physiques, si tant est qu’elles soient péniblement perceptibles, se font rares, car hoirs d’un rejet de l’auteur pour la superficialité de ses marionnettes, tout particulièrement concernant Rochester qui courbe l’échine sous l’infamie dont il se sait porteur. Propos révélateurs venant d’une jeune auteure qui semble immanquablement attachée à se montrer démiurge d’une opposition totale entre la superficialité empoisonnant les cercles mondains Britanniques valsant aux prémices du XIXème siècle, et la profondeur embaumée de pudeur des sentiments de Jane Eyre pour son maître de vingt années son aîné. Prenant un finaud plaisir à dépeindre la prétendante de Lord Rochester –Mrs. Ingram- comme la pire des sybarites, cependant transparaît en filigrane la jalousie irrépressible car tristement logique d’une institutrice sans le sou pour ses pimpantes poupées de porcelaine, corsetées et parées de dentelles dispendieuses que Jane n’aurait jamais pu s’offrir, ne serait-ce qu’après deux existences de travail ; les frôlements des jupes de soie sont des grincements produits par les griffes de gobelins ornant les murailles de la propriété de son maître, les regards poudrés et délicats deviennent des mains qui éloignent insidieusement Rochester de la petite servante recroquevillée dans un angle de la pièce, étouffée par son austère robe de Quakeresse, occultée par les draperies comme si la richesse cherchait à dérober aux regards le honteux de la pauvreté. On ressent alors toute l’amertume résignée du personnage, mais la confrontation s’avère cependant inégale, et le lecteur se prend d’une affection vive pour l’héroïne triste, sombre face aux éclats de rire artificiels de ces merveilleuses dames semblant faire insolemment montre de leur richesse, exagérant leur pétulance à chacun de leurs mouvements savamment étudiés pour correspondre au plus près aux codes de la mondanité de cette époque, toute en légèreté suintant une forme d’hypocrisie dont Rochester n’est heureusement nullement dupe.

En guise d’œuvres complémentaires, je ne pourrais que vous conseiller les deux ouvrages majeurs de John Milton : Paradise Lost et Paradise Regained (attention, lecture hautement indigeste, mais néanmoins nourrissante pour la culture personnelle !) En effet, force est de constater qu’il n’est point rare de rencontrer au fil de toute les Lettres anglaises –passé bien sûr le XVIIIème siècle- moult références à ces deux piliers, et Jane Eyre ne se pose nullement comme une exception, en dépit de la singularité étonnante de ce roman. L’héroïne n’a de cesse de ponctuer ses réflexions de citations de Milton, les couplant à un autre ouvrage que je n’ai pas encore parcouru –cependant si le cœur vous en dit- qui n’est autre que The Pilgrim’s Progress, rédigé par John Bunyan (1678). Cette idée de cheminement laborieux et semé d’embûches apparaissant de prime abord insurmontables semble avoir profondément marqué l’auteur, et une connaissance, même partielle de ces références, me semble importante.

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