lundi 9 avril 2012

Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles - Lewis Carroll




Non. En définitive, je persiste à me placer dans la négation. Il semble que je ne saurai jamais m’accommoder de l’effervescence ambiante, des regards admirateurs et des opinions dithyrambiques incessamment posés sur l’œuvre de Charles Lutwidge Dodgson, éminemment connu sous le pseudonyme de Lewis Carroll, un nom déterminé non point par une quelconque obliquité du conteur, mais uniquement compte tenu de sa simplicité de prononciation pour le bègue qu’il s’avère être depuis sa plus tendre enfance. Dodgson, cet imaginaire personnifié à qui l’on prête les épithètes les plus discriminatoires, passant du modeste fou au révulsant pédophile, en passant par l’évident amateur d’opium et de champignons hallucinogènes. Par-delà les légendes modelées par la masse, où se terre en réalité la vérité quant à ce personnage énigmatique ? Toujours demeure-t-il qu’on ne peut nier son penchant pour le domaine de l’enfance, son aversion épidermique pour la prise d’âge marchant de concert avec la labile innocence dont se défont, plume après plume, ces frêles oiseaux que sont les petites filles. Et ce fut en guise ce cadeau pour l’une d’entre elles, Alice Lidell, qu’il laissa la foultitude de créatures étranges rôdant dans son esprit s’exalter et peupler son roman, Les Aventures d’Alice au Pays des Merveilles –publié en 1865-, ingénieux récit d’apparence enfantine mais bafouant éminemment les codes de ces derniers pour y glisser, tout en les dulcifiant, des thématiques qui n’ont rien d’anodines pour l’homme de foi profondément victorien que Dodgson se révélait être, bien qu’il abominait les codes inhérents à cette époque particulière, glissent incessamment entre stupre tu et rigidité intrinsèquement de façade. Tentative de menterie pour renier l’homme de son siècle qu’il ne pouvait éviter d’être, Charles L. Dodgson fomenta, anima Lewis Carroll, l’honorable diacre et le fantasmagorique écrivain, préfigurant un duo qui n’a rien à envier aux Dr. Jeckyll et Mr. Hyde, sorti de l’imaginaire bouillonnant de Robert Louis Stevenson qui devaient voir le jour une vingtaine d’année plus tard.

Chantre de l’imaginaire désinhibé, conglobant toutes les illusions d’un début de vingtième siècle ravagé par le premier conflit mondial, la France devra attendre la connivence des surréalistes avec l’esprit anglais pour jeter l’Alice de Carroll à la face de l’omnipotent cartésianisme français, peu enclin à sinuer fastidieusement parmi les imaginaires chamarrés du « nonsense » Carrollien, sémillant dans son éventail de personnages tous plus invraisemblables qu’hallucinés, trop exaltés peut-être pour une réceptivité hexagonale considérablement réduite dans nos contrées, quand mise en comparaison avec la capacité d’émerveillement des îles Britanniques. Et quel kaléidoscopique univers nous propose aussi Lewis Carroll dans son récit ! Peuplé de figures madrées et insidieuses, la logique n’y est nullement la bienvenue, au pays de la Folie, du sabir incompréhensible d’animaux anthropomorphiques et d’un irréalisme devenu maître de chacun de ses visiteurs qui s’y aventurent. Décrite comme « extravagamment curieuse », la petite héroïne Alice ne tarde point à être victime des ramifications de l’aliénation ambiante de l’univers ahurissant au sein duquel elle va évoluer tout au long de l’œuvre. À longueur de temps et de rencontres avec des personnages matois et abstraits, plus rien ne finit par étonner l’enfant, qui s’accommode à la perfection aux extravagances de ses protagonistes, tout autant que de la cruauté despotique de la Reine de Cœur la traquant au Pays des Merveilles.

De fait, que cherchait à nous susurrer à l’oreille Carroll, dans cet univers allègrement adorné de non-sens et d’une logique vacante ou au mieux, sporadique niant de fait tout repères à son personnage principal ? La vie ne serait-elle de fait qu’un morcellement dénué de sens, aux vacillations et autres tares séculaires et éternelles ? En effet, régulièrement confrontée à des atellanes étranges de la part du Chapelier Fou et de ses compagnons, autant qu’à d’insolvables énigmes qui ne se placent de fait point dans l’expectative d’une solution ou d’une quelconque réponse, le pays aux Merveilles laisse accroire à l’enfant que le monde réel lui-même n’est pas en mesure d’échapper à l’aliénation qui, telle des Furies mythologiques parviennent toujours à rattraper leurs victimes ; et de ce constat sans appel, Alice tire moult doléances qui ne semblent point atteindre les personnages qu’elle rencontre ou croise à intervalles réguliers.  S’enténébrant face aux faméliques semblants de réponse qu’elle parvient à saisir, Alice se mue en une figuration de la frustration que chaque être peut-être amené à ressentir face à une existence paraissant jubiler à l’unique idée de pouvoir tromper les attentes de l’individu et se targue d’une résistance farouche à la capacité d’interprétation de l’homme, quand bien même chaque faix peut sembler en premier lieu explicable ou parfaitement familier.

Cinglant notre conventionnel rapport au réel et à l’hétérogénéité des hypothèses rationnelles pouvant expliquer notre monde, Carroll s pose en totale opposition de la logicité, et prend le parti intempestif pour le lecteur de couronner le curieux, un terme qui s’avère récurent dans la bouche de l’enfant Alice. Que recèle alors cette analyse, si ce n’est une importante notion de rejet face à un monde qui parait symboliser cette attitude qu’ont les jeunes enfants à récuser l’univers adulte, emplis de codes abscons, nonobstant la simplicité et la pluralité des imaginaires qui ainsi, par son aspect diamétralement opposé au monde de l’innocence de la jeunesse, semble de fait spécieux au travers du regard de l’enfance. Ainsi, les billevesées du lièvre de Mars, le laconisme énigmatique du chat du Cheshire fascinent le lectorat essentiellement féminin, car davantage réceptif à la progressive perte d’innocence d’Alice, en particulier lorsqu’elle doit faire face à l’importante figure de la chenille, exhalant des effluves enivrantes, où le lecteur ne peut nier l’extrace de ces symboles avec les notions de sexualité et les découvertes de paradis artificiels, momentanés, façonnés par la consommation de drogues (les fumeries d’opium étaient alors communément acceptées et d’autant plus largement répandues au XIXème siècle).

Sachant placer momentanément de côté les sottises affilées des personnages des Aventures d’Alice au Pays des Merveilles, et autres extravagances du même acabit tant elles peuvent paraître exagérément abstrus dans lesquelles certaines figures ont, à mon sens, tendance à se gloser comme totalement hors du contrôle de la plume de leur créateur, Dodgson a pourtant l’art d’aborder précautionneusement des thématiques bien plus graves, au goût amer si tant est que le lectorat parvient à dévoiler ces disparates tout autant que délicats questionnements.  Dispensateurs des craintes juvéniles face à l’éternelle et majestueuse inconnue qu’est la mort, Carroll traite pourtant continuellement de ce thème, bien qu’il soit dans la majorité du temps sous-jacent au récit, comme occulté sous terre (Alice’s Adventures in Wonderland portait initialement le titre de Alice’s Adventures Underground). Censément car tout au plus âgée d’une dizaine d’année, Alice craint sa propre mortalité, mais abroge cette dernière dans son constant refus de constater que, au cours de son parcours du pays des Merveilles, elle se retrouve continuellement en des situations où elle risque sa vie, mais ne le concède nullement, que ce soit dans ces attitudes ou en ces discours. Ces quoi bien même elles les coudoie continuellement, les menaces ces ambiantes ne se matérialisent pas, ne prennent jamais corps (hormis bien sûr le personnage de la Reine de Cœur) ; et ces menaces travesties suggèrent que le risque de mort rampe sournoisement alentour sans pour autant se révéler au grand jour, tant il est occulté par le délire et l’absence de sens revendiqués par l’univers du pays dans lequel s’égare l’héroïne, mais pourtant la chute d’Alice dans le terrier du lapin et son interminable descente accrédite ce risque, cette atmosphère inévitable de mortalité que la jeunesse du personnage principal empêche de prendre réellement et pleinement conscience. Seulement, les boniments et délires de ses compagnons ne pourront continuer indéfiniment de masquer la vérité, lorsque se révèle la Reine, hurlant à qui veut bien l’entendre son pouvoir de décapiter qui elle l’entend, et comme bon lui semblera.

Les disparités du récit, le faix constitué de folie et d’oubli de sens sous lequel croule le texte font des Aventures d’Alice au Pays des Merveilles à mon sens une œuvre difficilement abordable, si le lectorat prend seulement compte du large éventail d’idées énoncées dans cette œuvre. Dérangeante car déboussolante, biffant tout bon sens et pudeur, le roman de Lewis Carroll continuera de fasciner les foules, un succès qui a malheureusement, mais inévitablement tendance à totalement dénaturer la trame originale du récit.

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