lundi 16 avril 2012

Petite introduction au Romantisme





Je vous discerne du coin seul de mon œil lecteur, cillant face à la lecture du titre de cet article. Non point une œuvre aujourd’hui, mais allouez-moi la possibilité de vous exposer quelque peu mon inclinaison vivace et incandescente pour le sujet abismal mais néanmoins ô combien passionnant pour un courant littéraire auquel je n’hésiterais point à dédier tout, de la naissance de mon amour pour les Lettres, les textes perdus et inintelligibles de par leur style abscons, jusqu’aux récits ampoulés d’ardeurs et de démences propitiatoires aux plus célestes inspirations. Ce mouvement, quel autre que celui du Romantisme ; volonté d’imbrication de  l’être avec l’esprit de l’univers dans sa plénitude, mais tout autant que de concert avec les passions amoureuses, les évènements des temps passés parfois sibyllins, parfois édifiants. Il inspira, poussa à l’acmé des élans révolutionnaires qui abominaient la servitude et la trop souvent absente raison, il étaya de ses bons mots le péché de luxure pour l’amener jusqu’à l’empyrée des imaginaires humains.
Tant de fois se vit-il aliéné par d’authentiques fieffés, pas trop pressés de le réduire à de ténébreuses  iniquités, où on le voyait conglomérat de simagrées teintes de sentimentalité désuète, minauderies de lecteurs distraits de par le prosaïsme régnant en nos cultures actuelles. Je brigue de fouler du pied ces spécieux qualificatifs, de sorte à censément encenser ce courant qui su à la manière de nul autre introniser les passions humaines, n’aspirant qu’à s’exprimer éperdument. Aussi permettez-moi lecteur de vous causer un tant soit peu de ce romantisme, que je chéris tant et ainsi subséquemment peut-être, le débarrasser de cette malsaine réputation de vétusté dont on l’a si injustement affublé.

« Ô temps, suspends ton vol ! Et vous, heures propices,  suspendez votre cours ! »

Epars, probablement, vous sont les indifférents souvenirs de scolarité demeurant en votre mémoire de l’étude du romantisme ; un terme qui se pose à l’encontre même de toute forme d’alexithymie, puisqu’il insinue profondément la nécessité d’épanchement des sentiments et de leurs sarments, tantôt sujets de blâme, parfois portés aux nuées, il définit, stoïque face aux attaques rationalistes, les rêveries proprement humaines d’amours éternelles et délicates, dont on ne pourrait parler qu’en souvenirs thuriféraires et dont la rémanence n’aurait jamais à souffrir un quelconque démenti. De fait se pose-t-il en ennemi parfait de la brutalité des jouissances temporaires, de la vésanie hoir de la violence regrettable et démontre cette démence qui consiste à gratifier des élans momentanés de qualités propres à durer en la temporalité dont les êtres sont les faibles victimes.
Mais qu’en est-il de sa naissance ? Le romantisme est de ces rares mouvements qui jouissent de la capacité à se targuer d’une naissance en des lieux multiples, puisqu’il st possible de lui faire don de deux origines, toutes deux de culture sempiternelle anglo-saxonne : l’Allemagne et l’Angleterre, la France se voyant forclose à ses premiers vagissements, et dont les initiateurs et dignes représentants sont William Wordsworth et Samuel Taylor Coleridge (Lyrical Ballads) en ce qui concerne l’Angleterre, et Johann Wolfgang Goethe (Les Souffrances du jeune Werther) pour l’Allemagne ; tous trois éminents protagonistes de la seconde moitié du XVIIIème siècle, période exigible dans l’histoire des Lettres qui vit l’élévation de l’intérêt des foules (même si ce fut au départ d’une voix pateline) pour l’importance rendue à l’être en tant que tel, le goût morbide et nostalgique pour les bâtiments en ruine, héritiers des affres du temps et de l’indifférence méthémérine des hommes, l’obliquité pour les âmes à la sensitivité exacerbées, et la crainte de cette figure insaisissable tout autant inévitable qu’est la mort. La France, laissée quelques temps de côté par cette fièvre artistique, devra patienter davantage afin de connaître ces égarements délicieux grâce à la plume de Victor Hugo, dont les œuvres poétiques à  la beauté à couper le souffle telles que La Légende des Siècles ou Les Contemplations témoignent de cet attrait expiatoire de fusion avec l’essence de la terre, de la nature, du monde dirais-je même, affichant une réceptivité hors-norme pour tout sujet pouvant toucher au cours ineffable et irrémédiable de l’horloge, et de sa jumelle la destruction, qui de son épée pourfend la mémoire et ses indénombrables héritages abandonnés au dédain désabusé de l’homme, qui croit de moins en moins, une récrimination d’une existence humaine, face à leur sujétion involontaire aux ravages de l’âge couplé au temps qui s’enfuit, courant toujours plus vite, davantage chaque jours à la rencontre d’un horizon des plus incertains. Il exprime cette convoitise de la fusion d’ego à ego, l’exprimant au travers de cheminements vers des lieux de paix, des thébaïdes occultés aujourd’hui mais jadis sujets d’admiration flatteuse. Truisme aussi, les effusions lacrymales endeuillées, l’expectative du décès, le ressenti omniprésent du trépas, la vassalité de l’homme envers ses propres remords constituent un terreau de choix pour l’accroissement des composantes de ce mouvement unique. Et cette mort, affable et surreprésentée s’empare résolument, souventes fois, des figures de jouvencelles emportées trop tôt par quelques chagrins d’amour ou sous le faix d’obscures maladies encore mal connues, nimbées de fait et en sus d’une fascination dérangeante pour leur irrévocabilité effarante. La femme, courtoise et source d’appétence, est sorte de totem absolu de ce courant artistique.

« Nous contemplons l'obscur, l'inconnu, l'invisible. Nous sondons le réel, l'idéal, le possible. »

Les feux qu’elle seule peut inspirer dans toute sa mirifique plénitude se trouvent ainsi au cœur des œuvres de ce courant. On l’imagine, on la fantasme et la pare du drap chamarré du rêve à la manière du tout jeune Châteaubriand. Les éclats encenseurs de la rencontre suivent, subodorant très souvent une interdiction infranchissable dont sont victimes des Heathcliff et Catherine, Charlotte et Werther, Julie et Saint-Preux. Dès lors rien ne peut achopper les amants transis, et apporte la foudre amère de la certitude de la pérennité du sentiment amoureux, l’évidence des retrouvailles avec cet alter-ego qu’est la plénitude même (une thématique que l’on retrouve admirablement développée chez Emily Brontë et son Wuthering Heights), une évidence que l’on pourrait presque qualifier de pythonisse tant on pourrait croire que le croisement des regards relevait d’un destin tout tracé (sur le grand rouleau, peut-être, le Jacques le Fataliste ?)
L’amour est sacré, il s’avère aussi prédestiné, comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement puisque les amants se déclarent prêts à affronter tous les rets possibles pour demeurer aux côtés de l’être chéri, adoré, placé sur le piédestal aveugle d’une première fascination ? Les amoureux ont l’heur de connaître cette sensibilité, qu’ils savourent sans se douter nullement qu’elle se révèlera par la suite unique, rien ne pouvant recréer sa magie originelle, même la meilleur des feintises et la foultitude de nouvelles tentatives et autres espoirs auquel pourra se livrer le transi de cette quête insondable et vaine de retrouver les émois primitifs. Cette servitude ancillaire à la femme peut parfois relever du simple rêve, mais demeure indéniablement une main tendue vers la divagation délictueuse, aux égarements dans le voyage. Initiatique, prophétique, il l’est certainement, récusant toute rationalité et raisonnement pernicieux qui pourrait tuer les rêveries d’un solitaire promeneur dans l’œuf même. Se perdre de façon stochastique en des bois humides, épais et mystérieux fait partie intégrante des plaisirs romantiques, de l’âme et non des sens ; au cœur de ces œuvres où l’acte sexuel, la fusion charnelle des corps n’est jamais décrite, tout juste pudiquement susurrée, insinuée ; et où le baiser apparaît comme une parfaite quintessence de l’affirmation amoureuse. Une transgression exaltée de cette châsse de sacralité qu’est le corps humain, enseignement s’il en est uniquement chrétien, qui verra même son propos parfois remodelé sur le modèle romantique, peut-être par une quête secrète mais totalement partagée par ses auteurs de lui conférer une certaine légitimité aux grands dispensateurs de morales régressives que sont les tenants de la religion, très ancrée en France, quand placée en comparaison avec ses voisins de langues à racines germaniques.

Contempler, méditer, accorder aux variations du labile être aux changements de la nature ambiante l’exaltation de la puissance des émotions ; voilà ce à quoi aspire le mouvement Romantique. Sont-ce là réellement obscures pratiques oubliées de notre temps où tout passe toujours trop vite ? Où l’iniquité et l’incroyance semblent se partager le pouvoir ? Pensez, lecteurs. Interrogez-vous quant à leur éventuelle disparition, biffez ce dont vous vous croyez certain jusqu’à l’absolu, puis plongez dans la lecture d’une œuvre de cette période.

lundi 9 avril 2012

Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles - Lewis Carroll




Non. En définitive, je persiste à me placer dans la négation. Il semble que je ne saurai jamais m’accommoder de l’effervescence ambiante, des regards admirateurs et des opinions dithyrambiques incessamment posés sur l’œuvre de Charles Lutwidge Dodgson, éminemment connu sous le pseudonyme de Lewis Carroll, un nom déterminé non point par une quelconque obliquité du conteur, mais uniquement compte tenu de sa simplicité de prononciation pour le bègue qu’il s’avère être depuis sa plus tendre enfance. Dodgson, cet imaginaire personnifié à qui l’on prête les épithètes les plus discriminatoires, passant du modeste fou au révulsant pédophile, en passant par l’évident amateur d’opium et de champignons hallucinogènes. Par-delà les légendes modelées par la masse, où se terre en réalité la vérité quant à ce personnage énigmatique ? Toujours demeure-t-il qu’on ne peut nier son penchant pour le domaine de l’enfance, son aversion épidermique pour la prise d’âge marchant de concert avec la labile innocence dont se défont, plume après plume, ces frêles oiseaux que sont les petites filles. Et ce fut en guise ce cadeau pour l’une d’entre elles, Alice Lidell, qu’il laissa la foultitude de créatures étranges rôdant dans son esprit s’exalter et peupler son roman, Les Aventures d’Alice au Pays des Merveilles –publié en 1865-, ingénieux récit d’apparence enfantine mais bafouant éminemment les codes de ces derniers pour y glisser, tout en les dulcifiant, des thématiques qui n’ont rien d’anodines pour l’homme de foi profondément victorien que Dodgson se révélait être, bien qu’il abominait les codes inhérents à cette époque particulière, glissent incessamment entre stupre tu et rigidité intrinsèquement de façade. Tentative de menterie pour renier l’homme de son siècle qu’il ne pouvait éviter d’être, Charles L. Dodgson fomenta, anima Lewis Carroll, l’honorable diacre et le fantasmagorique écrivain, préfigurant un duo qui n’a rien à envier aux Dr. Jeckyll et Mr. Hyde, sorti de l’imaginaire bouillonnant de Robert Louis Stevenson qui devaient voir le jour une vingtaine d’année plus tard.

Chantre de l’imaginaire désinhibé, conglobant toutes les illusions d’un début de vingtième siècle ravagé par le premier conflit mondial, la France devra attendre la connivence des surréalistes avec l’esprit anglais pour jeter l’Alice de Carroll à la face de l’omnipotent cartésianisme français, peu enclin à sinuer fastidieusement parmi les imaginaires chamarrés du « nonsense » Carrollien, sémillant dans son éventail de personnages tous plus invraisemblables qu’hallucinés, trop exaltés peut-être pour une réceptivité hexagonale considérablement réduite dans nos contrées, quand mise en comparaison avec la capacité d’émerveillement des îles Britanniques. Et quel kaléidoscopique univers nous propose aussi Lewis Carroll dans son récit ! Peuplé de figures madrées et insidieuses, la logique n’y est nullement la bienvenue, au pays de la Folie, du sabir incompréhensible d’animaux anthropomorphiques et d’un irréalisme devenu maître de chacun de ses visiteurs qui s’y aventurent. Décrite comme « extravagamment curieuse », la petite héroïne Alice ne tarde point à être victime des ramifications de l’aliénation ambiante de l’univers ahurissant au sein duquel elle va évoluer tout au long de l’œuvre. À longueur de temps et de rencontres avec des personnages matois et abstraits, plus rien ne finit par étonner l’enfant, qui s’accommode à la perfection aux extravagances de ses protagonistes, tout autant que de la cruauté despotique de la Reine de Cœur la traquant au Pays des Merveilles.

De fait, que cherchait à nous susurrer à l’oreille Carroll, dans cet univers allègrement adorné de non-sens et d’une logique vacante ou au mieux, sporadique niant de fait tout repères à son personnage principal ? La vie ne serait-elle de fait qu’un morcellement dénué de sens, aux vacillations et autres tares séculaires et éternelles ? En effet, régulièrement confrontée à des atellanes étranges de la part du Chapelier Fou et de ses compagnons, autant qu’à d’insolvables énigmes qui ne se placent de fait point dans l’expectative d’une solution ou d’une quelconque réponse, le pays aux Merveilles laisse accroire à l’enfant que le monde réel lui-même n’est pas en mesure d’échapper à l’aliénation qui, telle des Furies mythologiques parviennent toujours à rattraper leurs victimes ; et de ce constat sans appel, Alice tire moult doléances qui ne semblent point atteindre les personnages qu’elle rencontre ou croise à intervalles réguliers.  S’enténébrant face aux faméliques semblants de réponse qu’elle parvient à saisir, Alice se mue en une figuration de la frustration que chaque être peut-être amené à ressentir face à une existence paraissant jubiler à l’unique idée de pouvoir tromper les attentes de l’individu et se targue d’une résistance farouche à la capacité d’interprétation de l’homme, quand bien même chaque faix peut sembler en premier lieu explicable ou parfaitement familier.

Cinglant notre conventionnel rapport au réel et à l’hétérogénéité des hypothèses rationnelles pouvant expliquer notre monde, Carroll s pose en totale opposition de la logicité, et prend le parti intempestif pour le lecteur de couronner le curieux, un terme qui s’avère récurent dans la bouche de l’enfant Alice. Que recèle alors cette analyse, si ce n’est une importante notion de rejet face à un monde qui parait symboliser cette attitude qu’ont les jeunes enfants à récuser l’univers adulte, emplis de codes abscons, nonobstant la simplicité et la pluralité des imaginaires qui ainsi, par son aspect diamétralement opposé au monde de l’innocence de la jeunesse, semble de fait spécieux au travers du regard de l’enfance. Ainsi, les billevesées du lièvre de Mars, le laconisme énigmatique du chat du Cheshire fascinent le lectorat essentiellement féminin, car davantage réceptif à la progressive perte d’innocence d’Alice, en particulier lorsqu’elle doit faire face à l’importante figure de la chenille, exhalant des effluves enivrantes, où le lecteur ne peut nier l’extrace de ces symboles avec les notions de sexualité et les découvertes de paradis artificiels, momentanés, façonnés par la consommation de drogues (les fumeries d’opium étaient alors communément acceptées et d’autant plus largement répandues au XIXème siècle).

Sachant placer momentanément de côté les sottises affilées des personnages des Aventures d’Alice au Pays des Merveilles, et autres extravagances du même acabit tant elles peuvent paraître exagérément abstrus dans lesquelles certaines figures ont, à mon sens, tendance à se gloser comme totalement hors du contrôle de la plume de leur créateur, Dodgson a pourtant l’art d’aborder précautionneusement des thématiques bien plus graves, au goût amer si tant est que le lectorat parvient à dévoiler ces disparates tout autant que délicats questionnements.  Dispensateurs des craintes juvéniles face à l’éternelle et majestueuse inconnue qu’est la mort, Carroll traite pourtant continuellement de ce thème, bien qu’il soit dans la majorité du temps sous-jacent au récit, comme occulté sous terre (Alice’s Adventures in Wonderland portait initialement le titre de Alice’s Adventures Underground). Censément car tout au plus âgée d’une dizaine d’année, Alice craint sa propre mortalité, mais abroge cette dernière dans son constant refus de constater que, au cours de son parcours du pays des Merveilles, elle se retrouve continuellement en des situations où elle risque sa vie, mais ne le concède nullement, que ce soit dans ces attitudes ou en ces discours. Ces quoi bien même elles les coudoie continuellement, les menaces ces ambiantes ne se matérialisent pas, ne prennent jamais corps (hormis bien sûr le personnage de la Reine de Cœur) ; et ces menaces travesties suggèrent que le risque de mort rampe sournoisement alentour sans pour autant se révéler au grand jour, tant il est occulté par le délire et l’absence de sens revendiqués par l’univers du pays dans lequel s’égare l’héroïne, mais pourtant la chute d’Alice dans le terrier du lapin et son interminable descente accrédite ce risque, cette atmosphère inévitable de mortalité que la jeunesse du personnage principal empêche de prendre réellement et pleinement conscience. Seulement, les boniments et délires de ses compagnons ne pourront continuer indéfiniment de masquer la vérité, lorsque se révèle la Reine, hurlant à qui veut bien l’entendre son pouvoir de décapiter qui elle l’entend, et comme bon lui semblera.

Les disparités du récit, le faix constitué de folie et d’oubli de sens sous lequel croule le texte font des Aventures d’Alice au Pays des Merveilles à mon sens une œuvre difficilement abordable, si le lectorat prend seulement compte du large éventail d’idées énoncées dans cette œuvre. Dérangeante car déboussolante, biffant tout bon sens et pudeur, le roman de Lewis Carroll continuera de fasciner les foules, un succès qui a malheureusement, mais inévitablement tendance à totalement dénaturer la trame originale du récit.

lundi 2 avril 2012

Samuel Beckett - En Attendant Godot




Il fut commenté, interrogé, apostrophé, d’indénombrables nuées de questions lui furent soumises. Pourtant nullement prêt à révéler les secrets de son œuvre, Samuel Beckett faisant preuve d’une ineffable  obstination, refusa toujours expressément de s’expliquer, quant à la richesse de son œuvre théâtrale dont la célébrité n’est plus contestable : En Attendant Godot.
Loin de moi la prétention d’affirmer, ou tout du moins concéder à ma plume la possession de la vérité absolue quant à la pièce qui nous occupe en ce jour, lecteur ; or les interprétations multiples et fluctuantes selon l’époque en laquelle on parcourt l’opus m’aiguillonnèrent à compter du jour où le petit livre échut entre mes mains, au hasard des rayons odoriférants et chamarrés d’une quantième bibliothèque visitée. Qu’est-ce, sinon un livre placé sur l’austère piédestal de l’absurdité si chère aux auteurs de l’après-guerre qui crurent discerner en les folies meurtrières et les évolutions techniques sanguinaires la probable fin du monde ; le Tartare venait de pondre deux œufs répondant aux délicats sobriquets de « Little Boy » et « Fat Man », la préciosité d’une vie humaine se réduisait à peau de chagrin tandis que de par le monde se comptabilisaient les morts. Absurde, qu’est cette maussade existence, futile la tentative de raisonnement humain ormais que l’ultime ligne avait été définitivement franchie. Alors demeurent plus que jamais les croyances feintises d’espoir, et l’envie de saisir la plume pour hurler sourdement son incompréhension des êtres. Sont-ce là, les buts d’En Attendant Godot ? Prenons le temps, lecteur, d’analyser quelques points à mon sens centraux dans l’écrit de Samuel Beckett.

La question religieuse

Communément entendue pour l’essaim d’analyste qui se penchèrent un temps sur l’écrit, comme un épineux sujet, l’identité fuligineuse de « godot » reste un point majeur quant à la ligne directrice de l’analyse que l’on se propose de livrer au lecteur, tel un carcan que contiendrait tant d’idées éparses mais en aucun cas dénuées de sens. Argutie sensée mais pourtant réfutée par l’écrivain en personne, l’explication godot, god, dieur m’apparaît pourtant édifiante, car faisant écho au reste du regard que je porte au bouquin, si tant est que la métaphore se retrouve en concorde avec l’interprétation des deux personnages principaux (Estragon et Vladimir) comme personnifiant les deux larrons entourant le christ crucifié. Les deux protagonistes en effet, sis au beau milieu de leur « non-lieu » tout au cours de la pièce, apparaissent comme dans l’expectative d’une figure messiaque, christique, qui viendrait les sauver de leur déperdition dans toute la commisération cynique dont les figures religieuses sont, à mon sens, seules capables avec un tel dédain pourtant volontairement ignoré de celui qui croit naïvement. Or Godot ne se présentera jamais à eux, puisqu’il n’existe pas, aussi c’est avec comme draps de dignité cette fallacieuse attente que les deux individus ne distingueront jamais le changement brigué ; il ne viendra jamais, faute de héraut pour le leur apporter. Famélique tout autant que tragique consolation, leur est envoyé un émissaire dont le dépit transparaît clairement, en la figure d’un petit garçon : l’Espoir. Il est le point final de chacun des deux actes constituant la pièce de théâtre, impavide au début, abandonnant son apathie vers la fin, il transporte un message d’attente et d’espérance. Godot ne peut se rendre disponible pour ces deux pécheurs, mais transmet cependant la promesse (n’engageant que ceux qui y portent créance) qu’il viendra le lendemain, honorer enfin son rendez-vous envers le duo central de l’œuvre. S’exemptant de toute analyse ou récrimination quelconque, Estragon et Vladimir occultent un temps leur déplaisir, cependant ils attendront, ne serait-ce que jusqu’à demain, voilà qui est aisément exigible. Patienter et gésir dans des illusions douçâtres plutôt que d’aller voir par soi-même, après tout pourquoi les personnages n’accepteraient-ils pas l’attente, au fil de leurs sinueuses réflexions quant à leur morne quotidien ? Le temps, désincarné et comme déifié par Beckett, paraît être le seul élément que les deux amis peuvent s’imaginer jouir à volonté, posséder, faute d’autre véritable bien. Cette inexpugnable attente, je la vois comme une manifestation de la peur des compères de l’hasardeuse action, la crainte d’une déconvenue après tant d’espoirs enchâssés en un simple mouvement de la part des personnages. Leur désabusement face au reste du monde pourrait être une explication quant à leur manque de prise d’initiative, comme cela revient à revendiquer une certaine forme de liberté, qui provoque de fait une angoisse.

La question de la lâcheté

N’est-ce pas en effet couardise que de se placer sous la férule d’une puissance immanente, au creux de l’ombre de sa supériorité, plutôt que de s’enclore de courage et choisir délibérément de se sauver soi-même, via ses propres moyens ? Le duo central de la pièce, crédules pantins de leurs éternels questionnements abstraits, s’avèrent englués dans leurs expectatives, et de fait s’inscrivent dans une décision d’attente, patienter docilement puis voir indéniablement ses espérances déçues est beaucoup plus aisé, davantage simple à envisager ; après tout l’intellect humain est capable de mirifiques capacités d’oubli qui allouent la chance de ne point vivre dans le désappointement, le désabusement face aux déceptions en lesquelles on place tant de possibilités d’accomplissements. Ânonner en l’inaction durant toute la pièce apparaît comme une forme de protection contre des chimères que sont le devoir et la prise de risque, et ainsi refusent-ils illusoirement d’entendre qu’aucun sauver ne viendra, car cet aveuglement ahurissant leur permet d’avoir une futile marge de contrôle sur leur quotidien, celui de pouvoir continuer d’espérer. Et utiliser cette source illusoire et absconse leur permet de nourrir le peu de vie dont ils jouissent, car après tout, c’est finalement mieux que rien, le néant aussi étant père d’autres peurs, d’autres angoisses que rien ne saurait refouler. Cette lâcheté, que je considère comme indissociable des deux personnages principaux se retrouve en un autre détail au cours de leur rencontre avec un autre couple de protagoniste ; ainsi Vladimir et Estragon s’insurgent-ils face au traitement esclavagiste que Pozzo réserve à son compagnon Lucky, traité ni plus ni moins comme un chien. « C’est scandaleux » s’exclame l’un d’eux, mais cette simple phrase résonne déjà tel un agiotage pour le personnage, car les mots ne seront une fois encore pas suivis d’une action. Il ne prendra pas la défense de l’homme bafoué dans sa dignité foulée du pied par l’extrême volonté d’un autre en qui il a remis sa liberté, déjà droit précaire pour être d’autant plus si facilement réduit à l’état de poussière.
Les compagnons semblent, au cours de cette atellane, parfaitement accepter cette domination inhumaine. Toujours chez Beckett, cette notion de lâcheté intimement liée à l’idée d’oubli qui apparaît au lecteur tel l’apanage des deux protagonistes majeurs, divagant sur un promis qui se retrouve sans cesse bafoué et refusant toute quelconque réaction face à l’injustice évidente autant que palpable. Fugitifs s’avèrent les événements, ils n’en ont cure, et choisissent l’oubli comme mode de vie éternel et constant, j’oserais ici vain et illusoire. Estragon ? lui, ne cesse d’oublier ce qui a pu advenir la veille, car il n’est nulle dringuelle pour lui à attendre de la vie, aussi biffe-t-il de sa mémoire, inconsciemment ou non, cette figure fondatrice mais impersonnelle qu’est Hier. Le choix de la simplicité indolente se révèle à nouveau évident, de sorte à éviter la confrontation avec les déconvenues de l’absurde. Marri face aux absences répétées de Godot, voilà une bien maigre consolation que trouve le personnage évoquant à s’y méprendre un histrion antique, jouet de la volonté des dieux, à la différence qu’ici, le personnage est marionnette de sa propre déréliction inconsciente car refoulée.

Pour conclure

Je placerais un point final à ce texte en évoquant en demi-teinte la question de cet objectif que s’était fixé Beckett, refusant de voir ses créatures de lettres se gloser, il choisit la nudité du langage, servant un certain laconisme des protagonistes, sans pour autant oublier une qualité certaine de phraséologie+. Pour lui, la beauté résidait dans la simplicité, et il sert à la perfection son but, puisque le français simple qui y est parlé n’est nullement malmené comme par exemple chez Céline chez qui la grossièreté est ornée, intronisée. L’on parle chez les analystes de « dépouillement presque abstrait », où la connivence entre le lecteur et l’écrivain demeure dans la volonté d’aller à l’essentiel, se plaçant pourtant en pleine opposition avec ses deux personnages. L’absence de style voulue est admirablement, parfaitement maîtrisée ; Beckett a fait le choix du prosaïsme pour mieux témoigner de la condition humaine, se souciant de fait de la véracité universelle. Il crée une attente, personnifiant celle d’Estragon et Vladimir par Godot.

lundi 26 mars 2012

William Golding - Sa Majesté des Mouches




Je souhaiterais revenir si vous m’y autorisez lecteur, sur un insidieux sujet qui vrille mes pensées, emplies d’un désarroi et d’une grande incompréhension, depuis l’âge où j’acquerrai les capacités nécessaires à la délicate pratique de l’analyse littéraire. Avec observance, pour en voir naître la désapprobation, je me remémorai une œuvre que mon enseignante en français me fit lire, au cours de ma classe de cinquième, ère charnière où l’on n’est point encore sorti de l’enfance et nullement entré dans l’adolescence. Ce roman, je ne puis récuser que son parcours m’alloua un souvenir des plus désagréables, survivance de mes indénombrables frayeurs et divagations, face à un bouquin qui, à mon sens, tend à l’aberration des plus grotesques lorsqu’on le donne à parcourir à des enfants dont l’âge ne dépasse que rarement les douze ans. Cet opus, je vous en livre ici le titre et l’auteur : Sa Majesté des Mouches, William Golding.
Récit pleinement ancré en son contexte historique (l’œuvre fut rédigée en mille neuf cent cinquante-quatre), presque une apocryphe, l’écrit pose au travers de ses lignes nombre de questionnements sempiternels tout autant qu’existentiels : tandis que les forces dominantes de la morale, de l’ordre, et l’ombre gardienne de l’Etat disparaissent, peut-on en inférer la manière dont évoluerait irrémédiablement la société et les individus qui la composent (de jeunes enfants âgés de douze et treize ans : Ralph et Jack)? Est-il de fait judicieux, par la suite, de donner à lire à de tous jeunes élèves un travail littéraire où la violence se fait régulière, décors banal, et au sein duquel des interrogations éminemment philosophiques se retrouvent confrontées à l’esprit critique du lecteur, malgré le manichéisme flagrant de ses deux personnages principaux ?

L’échec du Bien

Dès les premières lignes, la centralité du personnage de Ralph ne laisse plus de doute. Issu de la haute société britannique, l’enfant ne cache nullement son intention de suivre, tel un laquais affidé, le modèle de ses pères, de placer le groupe d’enfants survivants au crash d’un avion sous la férule de bonne augure qu’est la démocratie (terme s’il est nécessaire de le rappeler issu du grec ancien « dêmokratía », modelé sur les bases que sont demos et kratos signifiant respectivement « peuple » et « pouvoir »). Et c’est tout naturellement que le garçon applique (ou tout du moins le tente) ce qu’on lui a inculqué, cherche à se plier aux ramifications de ce système étatique en s’emparant d’un imposant coquillage, une conque, qui ormais cristallisera le pouvoir de prise de parole ; la capacité d’aliénation volontaire d’autrui par l’imposition du silence, représentation pitoyable autant qu’ubuesque de ce qui pourrait être un sceptre, ou une toute autre myriade d’objets englobant tout symbole d’autorité.
Espérant par la suite que cette omnipotence de la raison perdurera jusqu’à leur sauvetage de l’île déserte om ils se retrouvent bloqués, le peuple (figuré par les plus jeunes membres du groupe d’enfants), se range auprès de l’illusoire et spécieuse –car temporaire- sécurité représentée non point via les paroles de Ralph, mais bien rayonnant autour de la conque faisant office de don d’autorité qui ne tardera pas à être au centre de toutes les convoitises.
Attiré tel une phalène par l’éclat vacillant  de la bougie, le personnage de Piggy, rejeté pour sa laideur, son obésité et son intelligence, accepte cette vassalité modérée, car il a pleine conscience que son savoir peut représenter un avantage non négligeable pour l’établissement du jeune Ralph au sommet de cette hiérarchie précaire. De plus, le finaud Piggy porte des lunettes qui lui permettent d’allumer le feu, garant de la civilisation via l’assurance d’une consommation d’aliments cuits. Science et sagesse, aveugles, récusant un temps les risques intrinsèques à une vide isolée du reste du monde et coupée de ses archétypes et héros, s’agencent pour donner la sapience.
Troisième et ultime élément venant adorner un modèle périclitant irrémédiablement est le personnage de Simon. Téméraire et sensé, cet enfant s’avère l’unique être doué véritablement de raison sur l’île, éprouvant le besoin, la rapacité, de se défier du doute. Apprenant les peurs teintées de déraison de ses camarades au sujet d’un éventuel monstre rôdant au cœur de la forêt, univers sylvain et reliquaire de tous les tourments enfantins et leurs étaux, l’enfant défie l’inconnaissable et se pose de fait en chantre de la Vérité. Sourcilleux dans cette quête pour la restauration de la salvatrice raison, il ne tarde pas à découvrir que la pseudo-créature n’est autre que le cadavre méphitique, car en putréfaction, du pilote de l’avion dans lequel se trouvaient les garçons avant de s’écraser dans cet univers paradoxal, paradisiaque dans son environnement, menaçant car revêtu d’inconnu. Oubliant toute cautèle sous l’influence de la surprise et de son rôle de porteur de lumière, il court vers ses camarades qui, durant son absence, se sont livrés à une fête orgiaque et se fait tuer par ces derniers, car ayant négligé leur glissement progressif vers une régression et une turpitude propre aux êtres dénués de repères, ayant échoué à construire un alias simiesque de démocratie.
De sorte, Simon se mue en une sorte de martyr, terme non moins important puisque son étymologie se puise en le terme du grec « martus », qui signifie « témoin ». Le martyr n’est nullement, comme le sens commun le considère à tort, simplement comme celui qui est tué au nom d’une cause. Non, il est mis à mort car il s’avère celui « qui a vu », et Simon fut témoin que l’inexistence du monstre, or sa révélation tonitruante menaçait la détermination du violent Jack en passe d’établir sa domination sur les jeunes enfants. Tel un prophète biblique, ne serait-ce que de par le choix du nom par Golding : Simon provenant en effet du Sim’ôn en hébreu, pouvant se traduire par « dieu a entendu », et l’un des frères de Jésus était également nommé de la sorte. Ultime puissante symbolique serait qu’il est à l’origine du titre même de l’œuvre, puisque ce n’est nul autre que lui qui, effrayé, baptise la tête de cochon pourrissante servant d’idole au groupe de Jack « sa majesté des mouches », créant un lien avec la traduction de ce titre en hébreu : Belzébuth, dieu païen dans l’Ancien Testament, simple et repoussant démon dans le Nouveau. Impuissant face à la psychose des angoisses destructrices prisonnières des arcanes de l’esprit humain, Simon meurt, dernier rempart contre le Mal gangrénant l’île et confirme que l’Histoire ne serait qu’un éternel psittacisme où l’on doit tuer non point le Père, mais celui qui apporte la bonne nouvelle.

La loi du plus fort est toujours la meilleure

Jouant des hésitations et des kyrielles obscures de Ralph quant à la nécessité de refonder une démocratie en un sol pourtant hautement mouvant, le personnage de Jack finit par se détacher peu à peu dans le récit. Personnification de la violence et de l’envie dans leur parfaite globalité, le jeune homme récuse de façon épidermique toute forme d’ordre et d’équité un tant soit peu proposées par l’alliance de ses ennemis qui engendra la sapience contre laquelle il tend à se dresser à son tour. Aventureux dans la déraison, charismatique car animé de violence et d’une fougue courageuse, il personnifie le totalitarisme et la dérive du sens vers la soumission totale en échange d’une incertaine car uniquement promise sécurité. Servile et pleutre, l’on ne dénombre en effet plus les évènements qui poussèrent les peuples à sacrifier leur liberté en l’autel de la sûreté, de sorte à être rassurés contre un extérieur menaçant car mystérieux. De par ses rébellions madrées et sa concupiscence, Jack parvient sans l’ombre d’une quelconque peine à s’emparer du pouvoir sur l’île en se reposant sur les piliers traditionnels du fascisme : les mythes, les menaces ectoplasmiques ainsi que non clairement définies, les peurs hoirs de celles-ci, et la faiblesse exaltée par la force représentative d’un chef unique, puissant et faisant preuve d’une indicible brutalité à l’égard de ses vassaux qui lui remirent en main les clés de leurs droits intrinsèques car ils étaient en un état d’égarement plein, qui prohibe réflexions et reculs nécessaires pour entendre les véritables menaces. Les forces guerrières ne faisant nul cas des menaces d’aliénation et du bon sens, Jack apprend à exploiter cette naïveté de ces pions enfantins en accentuant la légende d’un monstre rôdant dans la forêt de l’île, jouant sur les peurs de l’altérité, d’un « autre » qui enserre dans les griffes de la crainte le sommeil des plus jeunes. Il profite par la suite de cette hégémonie parfaite, donnée en présent sacrificiel sur un plateau d’or, et ainsi décide de cristalliser leur peur via une idole pourrissante et ridicule, une tête de truie plantée au bout d’une pique (survivance de pratiques moyenâgeuses refoulées), très vite idolâtrée telle une divinité archaïque car elle aurait le pouvoir de défendre les jeunes naufragés d’une créature qu’ils craignent, mais peut-être pas autant que ce monstre-ci, bien réel, qui se décompose et attire les mouches tout comme la maladie, menaces iniques contre l’innocence enfantine, et pourtant bien plus réelle qu’un simple fantasme entretenu nuitamment par Jack, et ses sbires à la vacuité sans limite. Le plus puissant d’entre eux s’avère être Roger, second dans la hiérarchie, et figurant les ancestraux peuples barbares, la cruauté brute tout autant que pure, laissant libre champs à son sadisme jusque là inusité car repoussé par la société et les normes communément admises. Abolissant le droit et couvrant d’opprobre son ennemi viscéral Ralph,  Roger serait une sorte de main créée par le dictateur Jack, sa garde personnelle, son armée privée chargée de répandre la terreur en son nom. Figurant la brutalité retorse, il représente également toute fin de civilisation, écrase le plus maigre retour à une quelconque équité aspirée par les partisans faméliques de Ralph, toujours plus épars, se faisant de plus en plus rares car séduits par l’autorité pourtant abusive. L’on peut aisément conserver en mémoire l’acte de déchaînement de rage où Roger, d’un coup de pied, réduit à néant le château de sable construit sur la plage par un petit garçon ; une manière d’insinuer pour l’auteur qu’il n’est rien de plus aisé que de détruire la civilisation et sa branlante démocratie, qui reposeraient ainsi sur des bases mouvantes et traîtresses. Roger achève son acte de violence en lapidant le petit enfant, comme pour le dissuader à jamais de figurer une nouvelle fois un symbole de civilisation et d’ordre, une contestation du pouvoir absolu que Jack parvient à se bâtir en le maigre espace de quelques jours.

Sur ces ultimes constatations, je vous laisserai seul juge, lecteur, quant à l’utilisé d’imposer ce type de lecture à des jeunes enfants d’entre dix et douze ans. Quand bien même les protagonistes du roman partagent l’âge du lecteur, il ne me semble nullement judicieux de remettre cette œuvre entre les mains de jeunes personnes, dans le sens où la violence –qui doit servir le propos de Golding- ne pourra point être perçue correctement par des esprits juvéniles, choqués par des scènes de barbarie, et incapables encore d’entendre tous les enjeux de ce récit d’une incomparable richesse en terme de questionnement sociologique et philosophique.

lundi 19 mars 2012

Guy de Maupassant - Le Horla




Ouïr des cris, redouter une présence fuligineuse, subodorer l’alter en une solitude pourtant indéniable. Quel malheureux peut décemment s’enorgueillir de n’avoir jamais souffert ce doute sinueux pourvu par un éclat de voix incertain retentissant à nos tympans ; celui de notre prénom jeté comme d’ultimes étincelles, parées des derniers élans du désespoir ? Ainsi, uniment envahissent nos pensées, ost barbares, l’appréhension flanquée de sa géniture l’anxiété ; des harpies qui exhalent au travers de leur souffle méphitique leur essence même : ce terme banni, rebut de nos us et coutumes sempiternelles car craint : la peur.
Est-ce pour l’impavide raison qu’il en ressentait déjà les sarments dans ses pensées chaotiques que Guy de Maupassant se serait lancé dans la rédaction de cette nouvelle, de sorte à révéler au grand jour  les affres d’un mal aisément identifiable mais abstrus à traiter : la folie lancinante, origine de transes démentielles et de tourments obsessionnels ? Le Horla, rédigé en mille huit cent quatre-vingt-sept, s’avère de ces œuvres où les notions de réalité et de fiction s’entremêlent habilement, en des hypotyposes si vivaces qu’il devient délicat de discerner où se situe le vrai par rapport au faux, autant en tant que lecteur qu’analyste ; tant les descriptions de démence se font ramifications en lesquelles patientent les rets de la conclusion hâtive. Un cauchemar parapsychique, simple délire romantique propre au siècle de Maupassant ? Essayons-nous si vous le voulez bien lecteur, à démêler ces quelques énigmes divagant au gré de l’écrivain.

La question du surnaturel

Une des genèses que l’on peut en premier lieu censément poser serait cette curiosité, mêlée à l’attrait primaire et au doute tremblant pour les inatteignables lisières de l’irréel. Lecteur tout autant que traducteur de l’œuvre poétique produite par l’américain Edgar Allan Poe –cet homme qui sut mieux que personne révéler l’aliénation en la faisant sœur de ce qu’il nommait un « esprit souterrain » propre à l’humain, et qu’il personnifiait souvent par son animal favori : le corbeau- qu’il admire, Maupassant se pose en une sorte d’égide impavide contre le placide hédonisme d’un courant littéraire alors en plein essor au cours des années 1880, celui du naturalisme, dont une des plus célèbres figures de proue est Emile Zola.
Or,  pour l’auteur dont nous traitons en ce jour, ce mouvement intellectuel tout autant que de plume ne pourra révéler, dans les années incertaines encore à venir, que comme un poison inoculé dans les veines bleutées des Lettres Françaises, aussi prône-t-il dans toute son opiniâtreté d’homme pétri de convictions un nécessaire retour au surnaturel et ses égarements dont se délectent ceux qui possèdent un tant soit peu un imaginaire vivace et prolifique. Le surnaturel, celui qui s’évapore comme une senteur douçâtre d’éther, volatile dans son insaisissabilité exaspérante. Maupassant revendique ainsi un retour méticuleux à cette frayeur inspirée par l’irréel, qu’il considère à l’image d’un terreau fertile pour ses compatriotes écrivains, ainsi que pour leur renouvellement qu’il se plaisait à croire vital pour leur prééminence sur celles du reste de l’Europe. Nécessité est ici cependant de souligner une différence majeure pourtant souventes fois oubliée entre les deux idées d’anormal et de surnaturel, distinction qui commençait alors à se dessiner dans les balbutiements de ce qu’allait devenir la psychologie, à la fin du XIXème siècle. C’est à ce deuxième mot que l’auteur désire faire don de la précellence dans ses nouvelles écrites au cours de ces années prolifiques, aspirant comme il le soulignait en sa correspondance à « repeupler l’imagination des hommes en levant le voile des inconnus » ; révéler l’invisible, briguant presque que l’étrangeté se fasse commensal de la nouvelle génération de romanciers fleurissant come perce-neiges à l’aube du printemps à l’époque du début de sa rédaction de la toute première version du Horla (faut-il le rappeler, il existe en aujourd’hui deux, mais c’est bien sur l’ultime variation que nous nous concentrons pour cet article). Guy de Maupassant s’inscrit de fait dans la pleine continuité des hoirs du mouvement du romantisme ayant  connu son apogée à la moitié du XIXème siècle, et qui dans toute son ingéniosité avait ravivé le goût et le penchant des lecteurs pour la peur, les figures fantastiques (remémorez-vous lecteur ainsi Châteaubriand, pour ce citer qu’une seule et unique plume française), et le style gothique qui continuera à s’affirmer à l’aube des années 1900 (une sujétion obtenue par l’œuvre d’Abraham Stoker : Dracula, tant de fois malmenée, brisée, mais nullement égalée).
Le narrateur éploré du Horla ne baptise-t-il pas à plusieurs reprises en l’œuvre ce démon persécuteur : « mon vampire », l’imaginant lui aspirer sa vie lors de son sommeil, l’auteur aspire au travers de ses insanités galopantes à révéler l’inconnu occulté derrière la vie apparente, notion reprise et développée plus tard par le père de la psychanalyse, Sigmund Freud dans son ouvrage L’Inquiétante Etrangeté publié en mille neuf cent dix-neuf.
Personnage que l’on pourrait qualifier d’à part entière de la nouvelle, la nuit est d’une obscurité des plus méprisables tant autant que dérisoire depuis qu’elle s’est vue dépeuplée de ses apparitions vaporeuses, une erreur, une scolie que l’écrivain entend réparer de son verbe, et il s’impose ainsi, la plume à la main tel un glaive, s’opposant au rationalisme rampant inéluctablement comme le liseron, et prône de revenir à « l’aimerais croire », une naïveté propice à l’imaginaire fantasmagorique. Car accepter le surnaturel, c’est accepter la peur du fugitif, du fugace qui donne des vertiges.

Sur l’angoisse

À plusieurs reprises, nous assistons aux terreurs nocturnes du personnage principal de la nouvelle, étouffant dans son sommeil, craignant le moindre souffle habitant sa maison. Une scène qui n’est pas sans rappeler le fameux tableau de l’artiste Füssli intitulé très justement « Le Cauchemar » (The Nightmare) : 

Un incube écrasant la poitrine d’une femme alanguie, une jument aveugle surgissant de l’ombre (jument se disant « mare » en anglais, on peut donc y déceler un jeu de mot de la part du peintre). Est-ce un simple mauvais rêve, une paralysie du sommeil ? Mais le parallèle est possible avec l’œuvre de l’auteur français.
Soupçonné mais nullement avéré, croupissant enfoui dans les taches éparses d’obscurité, sournois car évoluant nuitamment, l’ennemi du narrateur est la personnification même de la peur de l’écrivain qui se révèle telle une assertion capable d’investir la nature elle-même, comme un mirage de fantasmagories bruissant dans les grincements d’une vieille maisonnée ou dans le souffle troublant nos oreilles sans qu’aucune brise ne soit perceptible. Car pauvres et déplorables êtres diurnes que nous sommes, l’espace nocturne demeure pour nous l’ennemi ontologique quand, repliés dans la vulnérabilité de nos draps et d’un sommeil fuyant, le banal se mue en atrocités de l’imaginaire, terre génitrice d’une angoisse latente envers ce qui n’est pas possible de connaître. Devenu hâve et pusillanime, notre bon sens nous fait défaut ; et où alors trouver égale violence envers le banal en des recueils sur l’aliénation considérée par le fou en devenir Maupassant ?
Ainsi que l’expose l’analyste André Fermigier : « le néant jouit de cette mesquine attraction, indicible et suave, à laquelle peu résistent ». Pour l’écrivain, s’opposant au grand aliéniste de son temps Charcot, la démence ne s’analyse pas car elle rompt, provoque le brisement des codes et des barrières du concevable ; et de la sorte d’instaure l’hégémonie de l’illimitation des fantaisies, où l’impossible devient évident, et le féérique se mue en palpable. Cependant une myriade de questions demeurent, égarées dans les nuées du délire dont est victime le narrateur compassé, guignant son ennemi intime à chaque minute, chaque instant de silence oppressant, ce Horla est-il comme de nombreuses études nous le laissent accroire, un surmoi freudien refoulé et enhardissant de fait toujours plus ses assauts ? Est-ce celui qui est hors-là, ou peut-être un hurlement du narrateur barguignant sur son propre rapport au réel : « hors de là ! Hors de chez moi, hors de moi » ? Mais il est autant irréfutable qu’insaisissable, ce sentiment dubitatif d’un regard insistant posé sur notre épaule, se délectant de sa nature évanescente et nourrissant de ses braises les flammes dévorantes de la psychose.
Pour Maupassant briguant le retour à « l’immémorial folklore du négatif », la vie n’est nullement, sous les bons auspices des scientifiques, le privilège de ce seul monde. Implacablement, l’invisible ne rime en aucun cas avec indicible pour l’auteur français, dont la folie n’est autre qu’un fil rouge, une constante littéraire pour lui ; sorte d’assuétude troublante, alimentant l’hypothèse que Le Horla se révélerait une sorte de mise en abyme de la propre déraison du romancier. Maupassant est-il aliéné et raconte ainsi son vécu ? L’a-t-il été et, en un accès de lucidité, une accalmie, exorcise-t-il ses diables sur le papier ? (Raconter pour conjurer, écrire de sorte à survivre. Toujours demeure dans la littérature une purgative notion de catharsis pour évacuer la névrose hallucinatoire.)
Mais larder ce démon d’attaques verbales acerbes ne suffit pas au personnage principal de la nouvelle, et il se voit progressivement absorbé par l’Autre (« Il est en moi, il devient mon âme » s’exclame un temps le narrateur), à l’image de son créateur. Le locataire noir du pauvre Guy l’aura malgré tout aidé à se projeter via l’aberration au-delà de l’habituel, don s’il n’est autre, que des Pythies antiques.

Pour aller plus loin ?

Outre les œuvres déjà évoquées dans le texte ci-dessus, je ne peux que vous conseiller de parcourir Le Double ou L’Idiot par Fiodor Dostoïevski, ainsi bien évidemment que toutes les autres nouvelles de Maupassant. Je ne crois pas me tromper en affirmant qu’elles sont collectées (du moins celles traitant des obsessions et de la folie) dans plusieurs éditions comme Folio Classique ou encore Gallimard. Bonne lecture !

lundi 12 mars 2012

William Blake - Poèmes





Sont-ce les ambitions démesurées qui octroient l’espérance de pouvoir effleurer l’éther du sublime ? En tous les cas, voilà une idée qui me plaît et ravive mes curiosités tout autant que mon appétence envers les Grandes Œuvres qui pavent d’or les voies de la littérature.
Artiste, graveur, écrivain, poète, et la providence seule, a pleine conscience que de nombreux autres épithètes pourraient lui être alloués, William Blake est de ces géants à la plume adamantine dont le talent résonne toujours au travers de nos âges, et censément nous pouvons annoncer que les avenirs séculaires évoqueront encore son nom. La précellence de sa notoriété revenant de prime abord à l’art de la gravure, dont seule une famélique part nous parvint, c’est en tant que maniant le lyrisme que j’eus le bonheur de le découvrir, ma curiosité sise dans les quelques apologues et autres odes dont il fit le généreux don à la postérité.
The Book of Thel, The Marriage of Heaven and Hell, The Everlasting Gospel, trois recueils bien minces, pour l’ambition d’une vie, réécrire les textes saints, les fuligineuses évangiles, tat de récits fantaisistes faits de rets et de subordination du faux qu’il aspirait à en livrer sa propre interprétation. Un solennel plaidoyer pour l’imagination et ses innombrables ramifications donc je vais tenter de vous parler en ces lignes.

The road of excess leads to the palace of wisdom

Sans même le frémissement d’une vacillation, je ne pourrais jamais tant vous recommander lecteurs, de lire la poésie de Blake dans le texte, et peu vous chaut si les méandres de la langue anglaise ne vous sont nullement familiers, de nombreuses éditions bilingues existent en les rayonnages de boiseries de toute bonne librairie ; de plus il appert que le lyrisme voluptueux  de la poésie de l’auteur suffira à vous imprégner de leur anagogique et sapience sens. Ardent lors de son processus de réinterprétation du sacro-saint, William Blake produit au fil de ses vers une nouvelle et sensitive bible, puis se mue en truchement d’une recomposition de la Torah, aspirant fou peut-être qu’il était à entendre pleinement, dans son entièreté perfectible la quête ultime de la création. Inférant un renversement de situation religieux, Blake s’inscrit dans une profonde transgression chrétienne, incapable qu’il est, mortel dans sa vicissitude, à entendre les arcanes de la vie, il se met au cœur de ses vers à apostropher, blâmer le Créateur, interrogeant ainsi le divin ; à l’image de Satan qui s’était lui-même livré à cette attitude transgressive dans Le Livre de Job, provocant un basculement abstrus où la divinité de jouit plus de la précellence, subissant les questions inquisitrices du poète tourmenté par ses visions illusoires d’un monde tout autant palpable puisque labile qu’il réfute de tout son être. Il subodore ainsi une quintessence de ce qu’il aspire à atteindre au travers la réinterprétation de la parole de dieu. Habité par les contrastes de ses vastes connaissances, le poète anglais se mue peu à peu, au fil du Livre de Thel, en une sorte de nouveau prophète en lequel dorment des questionnements incommensurables, car là où un prophète traditionnel accomplis sa parole ou un texte donné, William Blake lui, tant son propos s’avère prégnant, l’incarne et l’annonce au travers de proverbes tartaréens ponctuant les pages du Mariage du Ciel et de l’Enfer. Ces termes, annonciateurs de bouleversements adornent les pages, dérangeantes, car elles expriment pleinement une repoussante volonté de Mal ; une notion de mauvaiseté que l’on retrouve un demi-siècle plus tard chez le Comte de Lautréamont et ses Chants de Maldoror. Qu’est-ce, si ce n’est sans cautèle aucune ni brisement se livrer corps et âme à une volonté et une fascination paradoxalement agneline pour le néfaste ? Ce néfaste, intrinsèquement la transgression même de ce que toutes les religions tendent à nous enseigner depuis des ères antédiluviennes, au travers de leurs récits fantaisistes et criblés de bons esprits. Au cours de ma lecture du recueil de poèmes de l’écrivain, je me plaisais à laisser vagabonder mon imagination, retournant au XIXème siècle, me peignant Blake transformant ses vieilles bibles en vulgaires collections de palimpsestes, dans lesquels il aurait réécrit de sa plume acérée et noire ses propres termes, ses propres visions hallucinées dont suinte l’obliquité vers un esprit de contradiction inné qui s’aiguise au lieu de se corroder sous les affres des années, mirifiques témoins d’un esprit autant unique que pleinement révolutionnaire.
Cette inéluctable idée de Mal nous évoque sain plus clairement la préférence, le goût de l’auteur pour l’Ancien Testament, qui met en scène en un sabir étrange un dieu jaloux, violent et sanguinaire envers ses frêles adorateurs, avilissant à l’image d’un Seth égyptien qui tire son appétence pour le mauvais de sa frustration d’avoir été relégué aux aridités infinies des déserts brûlants, couleur safran. Aussi n’est-ce point surprenant de découvrir, survivance dans ces lignes inédites dans l’histoire des Lettres anglo-saxonnes cette fascination nitescente du poète pour John Milton, dont il disait dans tout le rayonnement de son admiration qu’il était du parti du Diable sans le savoir, puisque poète. Les artistes maniant le lyrisme seraient-ils ainsi chantres des enfers, comme il est ici insinué, de par leur capacité à voir au-delà du réel et des choses aisées à appréhender ? Milton, faut-il le rappeler auteur du Paradise Lost, est tenu en modèle absolu, et proche de la production poétique de William Blake ; même si le prédécesseur se veut interprète d’une vision du péché originel et de la faute d’Adam et Eve, le Diable demeure indéniablement le personnage central de son poème épique. Telle une assertion arcadienne apparaît de fait le but originel de l’écrivain : exprimer le Mal dans sa plénitude, puis fermer toute possibilité à ce dernier, puisque via la parole de l’auteur, tout aura été prononcé, exprimé (une notion évoquant les travaux ultérieurs du philosophe allemand Friedrich Nietzsche dans son opus Par delà Bien et Mal).

What is now proved was once imagin’d

Aux yeux de l’auteur, la transgression lyrique se fait réparation narcissique, une prééminence vitale à ses yeux. Au creux des textes collectés dans The Everlasting Gospel, Blake fait don de la subordination à la quête de l’innocence, ce thème universel qu’est cette pureté idyllique à retrouver car perdue au moment de la venue à la vie ; l’auteur s’efforce à retrouver cette énergie originelle du commencement même, qui évoque de fait une angoisse inepte face à la mort, illogique car enfantine. Cette idée Camusienne de la prise de conscience l’absurdité de l’existence à un stade où l’homme est encore à vitupérer sa faiblesse de réaction se retrouve tout au long de ses vers. Thème éminemment anglais que cette notion de « untouched », la splendeur immaculée de l’innocence qu’aucun élément putride de l’extériorité ne serait encore venue souiller, ce qui n’est pas sans nous évoquer le souvenir de la philosophie du penseur John Locke, voyant l’Humain à l’image d’une page blanche progressivement encrée au fil des expériences, idée à laquelle s’oppose cependant fermement Blake puisqu’il expose dans Le Livre de Thel la thématique insondable mais censée comme quoi l’Homme posséderait des capacités internes dès sa venue au monde, mais cependant brimée par cette fameuse expérience  avancée par Locke. Alors, dans la tentative de dépouiller la vérité même, Blake passe la totalité des éléments l’environnant au travers du filtre propitiatoire de l’imagination, seule capable de révéler l’être humain à lui-même ; car dans le monde des sens, le poète lui part en quête de l’Absolu via l’halluciné et l’incongru. Or, l’imaginaire, terreau fertile du rêve et des délires opiacés est le berceau de créatures chères au cœur de l’écrivain, forgeant comme un de ses thèmes de prédilection l’idée de monstruosité qui sert la pensée insensée du Mal. Le Monstre en effet, mot venant du latin « mostrar » qui signifie « montrer », est effectivement celui que la populace désigne du doigt, l’exposant au regard et à la lie de la foule, au vulgus mugissant, pour sa seule faute d’être né différent. Ici réside l’idée de la pièce maîtresse de William Blake, sa volonté de montrer le Mal, l’analyser de sorte à le dépouiller de son essence effrayante même. Dévoiler ce Mauvais, pour mieux appeler à ce qu’il disparaisse en un jour heureux, et exploiter cette hypothèse iconoclaste que de la source des sept cercles de l’Enfer peut au demeurant jaillir le Bien : encore une fois la transgression quotidienne et suprême ; et elle s’avère prodigieusement superbe. Or, côtoyer le mal n’est-il pas faire reculer le mystère rude de la vie, en éprouvant par le blâme les limites de la misérable condition humaine de par la folie sublime, celle au cœur de laquelle l’on dépose toute arme, et où l’on s’affranchit servilement de toute connaissance, toute convention, toute intuition ; ainsi donnant place aux ressentis par l’illusion et les hallucinations lyriques qui sont substantifiques moelles chez William Blake ?

lundi 5 mars 2012

Yukio Mishima, La Mer de la Fertilité : Neige de Printemps




Une incursion au sein de la littérature japonaise n’est jamais aventures aisée, tant le style et le propos fleurissant de manière presque anagogique, diffèrent du ton qui nous est commun. Aussi est-il à mon sens, hautement indispensable de s’astreindre à une démarche d’une nécessité primordiale que celle de se renseigner au préalable sur l’auteur, avant de se livrer au cheminement au travers des pages de La Mer de la Fertilité ; non point en recherchant qui était Yukio Mishima, mais bien en se questionnant sur l’existence de Kimitake Hiraoka, préfigurant la figure de papier volatile qui a dérobé au reste du monde l’être même, cédant le devant de la scène à l’alias.  M’intéressant avec une grande déférence à la culture japonaise ainsi qu’à son histoire,  lire Mishima était une forme de passage auquel je me pliais censément, même s’il ne m’échappe point que mes faméliques connaissances sur ce riche pays ne me permirent pas de saisir l’entièreté des paraboles et autres symboles ponctuant comme des rimes, des stances, ce récit dont je tiens pour assertion qu’il contient tout ce que le célèbre écrivain connaissait de l’existence ; malgré le caractère fortement désincarné des personnages ponctuant cette Mer de la Fertilité. Je m’attacherai en ce texte à ne point traiter de la totalité de la Mer, mais uniquement de son premier tome, Neige de Printemps, Haru No Yuki pour les amoureux de la langue maternelle de l’auteur, premier cycle de ce testament de l’artiste qui voyait et voulait cette œuvre littéraire insondable et emprise de sensitivité comme la seule survivance de ce qu’il souhaitait laisser de sa personne au monde.

Ce qui caractérise l'enfer, c'est qu'on y distingue tout.

Neige de Printemps, œuvre rédigée au cours de l’année mille neuf cent soixante-six, nous conte la brève vie du tout jeune Kiyoaki Matsugae, évoluant au beau milieu de l’ère Taishô (l’action débutant en octobre de l’an mille neuf cent douze), et de sa relation passionnée bien que vouée à l’échec avec la fille d’une famille aristocratique tombée dans la déchéance pécuniaire et la perdition de la richesse de son ascendance, plaçant leurs espoirs d’élévation malheureuse dans le mariage de leur enfant avec le fils de l’empereur, héritier du trône au chrysanthème ; en lui allouant tout le faix de leurs espérances de survivance au sein des méandres d’une société nipponne en pleine mutation, entre introspection et crainte de sombres augures au lendemain du conflit russo-japonais. Mais ne vous y méprenez cependant nullement lecteurs, à croire que cette œuvre retracera une illusoire tout autant que simple histoire d’amour teinte par les raies chamarrées de la volupté et de la sensitivité sujettes cependant aux haïssables vicissitudes, car il n’est point question pour Mishima de délivrer une intrigue aussi réduite. Les sentiments se font toile de fond au regard acéré que porte l’écrivain sur sa terre natale, sur l’Humanité ; jugement qui n’est qu’acrimonie, vitupérations et turpitudes pour cet homme empreint de valeurs pourtant malheureusement perdues bien que pouvant paraître arcadiennes pour le lecteur. Car inéluctablement, chaque minutieux choix du terme s’inscrit chez l’auteur dans une dimension des symboliques adamantines, où le hasard n’est point le bienvenu dans son ton aux élans thuriféraires dès qu’est seulement effleurée la délicieuse thématique des temps passés, des glorieuses années où l’honneur méritait son propre culte, et l’estime de ce qui est advenu valait un respect autant compassé qu’adorateur. Et ces images se rencontrent jusqu’au premier rapport du lecteur avec l’œuvre, qu’est le titre, premier pudique dévoilement d’un propos qui se voudra virulent dans son assuétude à scander des valeurs tendant à disparaître, les années suivant leur irrémédiable cours ; la neige, dotée de cet irréel pouvoir d’occulter momentanément la laideur du quotidien ou du décors grossier, un aspect tragiquement et somme toute transitoire, puisque c’est pour mieux en révéler toute l’hideur lorsque sera venu le temps pour elle de fondre. Quant au printemps, d’aucun ne saurait oublier cette saison des possibles, où l’espoir éclos à la manière de ces repousses encore fébriles dans leur dimension de nouveauté innocente, permettant le renouveau de la beauté, fraîche et vivace comme l’adolescence des deux amans protagonistes du roman qui nous occupe, pures jusqu’à l’arrivée de l’été qui tannera leur peau et brûlera leurs ailes de cire et de duvet clairsemé.

Quoi qu'il en soit de l'au-delà, en ce monde-ci il n'y a que l'accomplissement.

Le propos de Yukio Mishima se veut de sorte intrinsèquement politique, et ces ramifications que sont les aventures de ses personnages adornent le récit, mais ne le servent nullement : de sorte à s’effacer, en laissant entendre à ceux qui d’aventure liraient l’écrivain qu’ils ne sont que des scories servant servilement un discours hautement critique. Ainsi, l’auteur offre la prééminence à ses mécomptes face à un Japon au cœur duquel il se sent étranger, fantôme parmi les ectoplasmes labiles, lardés des flèches pernicieuses de l’influence extérieure, encore perçue par certains comme une souillure pour un pays qui demeura des siècles entiers totalement refermé sur lui-même (plus précisément au cours de la période Edo, courant de mille six cent quarante et un à mille huit cent cinquante-trois), ayant élevé l’autarcie au rang de précellence.  Insidieux, le modernisme est propitiatoire à la déchéance, comme en conclus Kiyoaki lors de ses incessants conflits avec la figure patriarcale de sa maison, hésitante entre la tradition architecturale profondément japonaise et les assauts répétés de l’occidentalisation via la technologie (phonographe, essor d’une certaine forme de presse…) et la décoration rapportée des voyages de ses parents aux Amériques. Les Etats-Unis, considérés comme les rets qui aidèrent à l’iniquité se répandant au Japon dès la fin du deuxième conflit mondial, Mishima modelant ainsi un pont temporel entre son œuvre et son époque. Car gît et grandit en l’esprit de l’écrivain cette prégnante obsession que tout citoyen japonais se doit de s’inspirer, tout au long des méandres de sa vie quotidienne, de ces valeurs prépotentes que devraient être honneur, dévouement, sacrifice et loyauté ; des termes faisant encore office de tradition au cours de l’ère meiji mais dont la magnificence, par la suite, ne cessa de péricliter au profit du lucre et du stupre apporté « d’ailleurs » par les conflits mondiaux et l’ouverture forcée du Japon voulue par le Commodore Matthew Perry, des évènements que Mishima récuse de tout son être, armé de cette pétulance qui lui est propre dès qu’il en va de la nitescence de sa nation tendant à s’obscurcir d’année en année. Comme tout un chacun en possède pleine connaissance, Kimitake Hiraoka ira jusqu’à élever comme parangon son ultime vœux, son seppuku qu’il avait déjà préfiguré dans le deuxième cycle de La Mer de la Fertilité : Chevaux Echappés (Honba) en mille neuf cent soixante-dix. Impavide et refoulant tout déshonneur, Mishima s’inscrit ainsi dans la continuité de ses modèles, les samourai ; rendant d’une certaine manière hommage et nombres louanges au légendaire Minamoto No Tametomo, qui fut selon les dires, le premier à avoir commis la toute première éventration après avoir, tout comme l’auteur au centre de notre propos, tenté un coup d’état. En signe de refus de l’infamie, de l’opprobre qui devait suivre son échec, les deux hommes séparés par dix siècles se livrèrent corps et âmes au Kanshi, forme de seppuku pratiqué par les vassaux de shogun, accompagnant de sorte leur critique du gouvernement par leur propre mise à mort. Incessamment, toujours,  cette fascination pour une grandeur passée que l’écrivain, opiniâtrement, refusait de voir tomber dans le giron de la mythologie, ou pis, de l’oubli.

Ainsi Yukio Mishima pointait du doigt les sybarites, la souillure de l’acceptation des influences extérieures, préférant se vouer entièrement à une cause (pour lui l’écriture et la restauration de la grandeur passée du Japon et du shogunat, des propos que l’on retrouve encore dans les pages de Chevaux Echappés via le personnage de Isao Iinuma.) illustrée par le lent chemin de croix de Kiyoaki Matsugae affrontant le froid et la neige pendant plusieurs semaines pour tenter de rendre visites à la seule femme qu’il ait aimé et qui fit choix de se retirer dans un monastère (encore une fois ici, le refus du pernicieux extérieur) ; une marche qui le fera tomber gravement malade, et le tuera à tout juste vingt ans. Sourcilleux, Matsugae accomplit dès lors son sacrifice à une cause suprême, une dévotion hantant les rêves de l’auteur. De fait, il appert que Neige de Printemps n’est autre que la première partie d’un testament en quatre parties, encore une fois un chiffre nullement choisi au hasard, quatre pouvant signifier la mort dans la tradition asiatique, une fin vue comme la quintessence des valeurs de l’écrivain japonais.
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