jeudi 29 décembre 2011

Comte de Lautréamont : Les Chants de Maldoror



J’aurais hautement apprécié porter le titre de comtesse, si tant est qu’il insinue dans les méandres de nos pensées autant de visions extatiques qu’à pu en recevoir ce cher Isidore Ducasse.

Est-ce parce qu’il fut tardivement baptisé, obtenant ainsi son droit d’être vivant au monde, qu’il décida cette transmutation profonde de l’être, en changeant son identité, s’octroyant la noblesse de rang en plus d’un tout nouveau rôle, accompagné comme une ombre par d’inédites possibilités que tout un chacun glane uniquement sous le couvert d’un anonymat fantasmé, rêvé ? Devenir profondément, intrinsèquement Autre, pour s’offrir les possibles d’une écriture qui s’enorgueillie à son tour, de s’avérer dissemblable.
Car c’est une œuvre aussi bien déroutante que d’une puissance incommensurable que nous propose Ducasse, un délire de la majuscule première au point final, plongeant le regard extérieur se posant sur ses vers déstructurés, d’une autre essence, si résonnants que la lecture silencieuse se mue en un interminable et assourdissant rugissement. Je considère comme une revanche cette envie de l’auteur d’à nouveau se nommer, de recommencer ex nihilo, en se parant d’un deuxième alias : Maldoror. Etrange patronyme au demeurant, fruit de sa connaissance de la langue espagnole dans laquelle le poète baigna tout du long de son enfance (l’auteur, si besoin est de le rappeler, est né en Uruguay) et d’un alanguissement éternel où semblerait l’avoir plongé une vie isolée, solitaire, sans véritable relation ni ami dont l’existence nous soit parvenue (un « mal d’aurore » ?). Le soupirant de la naissance du jour qui s’imprègne alors du mauvais, de la volonté de mauvaiseté. Vivre de nuit, seule période où ses violentes migraines lui laissaient quelque peu de répits, semble avoir laissé des traces.

Et d’où pourrait alors provenir cette obscurité qui semble vouée à recouvrir l’entièreté de l’œuvre du Comte de Lautréamont ? Peut-être n’est-ce point au niveau de sa courte vie, pourtant mouvementée, qu’il faut jeter un regard des plus scrutateurs. Même s’il transparaît dans ses maigres correspondances qu’il les détestait, apparaît comme évident au fil de sa poésie la forme toute personnelle d’admiration que ressentait l’auteur pour ses contemporains, figures gigantesques de par leur œuvre, puis leur prestige, et leur ombre presque écrasante se plaisant à dominer de par la démesure de leur talent un siècle entier, sans pour autant qu’ils en avaient déjà conscience de leur vivant. David contre Goliath est une fable récurrente mais au délicieux pouvoir inspirant, les Muses s’agitent à l’évocation de ces figures mythiques.
Ducasse se dresse alors contre ces colosses, lui armé de sa plume et de ses maux de tête, transformant son déracinement et son absence de figure maternelle en des rêves fantasmés ou le sublime épouse le morbide, un mariage du ciel et de l’Enfer dont William Blake n’aurait pas eu à rougir, car l’auteur possède également son vocabulaire propre, son bestiaire fait de vermines devenues reines et de sexualité étrange, mélange de frustrations nées des affres de la solitude et de lectures nocturnes et intensives de John Milton. Le Bien et le Mal, piliers des moralités éternelles, ne font plus sens chez Lautréamont, où les rôles séculaires se retrouvent totalement redistribués, brouillés, redessinés pour provoquer le trouble profond, et nourrir le malaise du lecteur, terreau fertile habitué au merveilleux romanesque et non à la glorification extatique des vers de terre.
Les contradictions deviennent limpides, les extrêmes réunis dansent sous nos yeux horrifiés, nos codes fripés reçoivent un soufflet, et eux qui restaient figés dans l’immobilité des idées reçues littéraires annoncées comme principes universels, les voilà qui s’effondrent, brusquement, et tombent comme une poussière infime et grisâtre. Ducasse voulait être le pourfendeur des ordres établis, et quoi de plus ironique que d’envoyer un exemplaire de ses chants au Maître incontesté Victor Hugo, cette « tête molle » qu’il moquait si malicieusement au travers de sa poésie en prose ! Encore une fois, cette volonté viscérale de rapprocher, accoupler les paradoxes, ainsi qu’il le fit dans sa série dite des « beaux comme… », avec l’étrange qui imprègne le logique, passant ensuite du délicieux au répulsif, du rejet phagocytant l’amour charnel envoûtant, dont Ducasse nous apparaîtrait presque se délectant au fil qu’il couche ses mots, l’écume aux lèvres et la prunelle embrasée.

Au fil des pages, au long de ce recueil de cris gutturaux poussés avec force, ressort alors la noirceur et la méchanceté. Rousseau a brusquement raison entre les lignes du poète, car Maldoror naît terriblement bon, et se découvre un Mal grandissant et environnant, qui finit par planter ses graines en son cœur, et tel un parasite, le Mal fait marionnette le corps de ce personnage, et décide de se jeter, à en perdre haleine, dans l’acte même du Mal, félicité et aimé avec férocité et concupiscence. Est-ce une âme mise à nu qui se trouve dans ce bouquin, ou bien une catharsis exposée, impudente tant que légère, dans sa plénitude ? Isidore Ducasse expose un lyrisme d’une violence rare, mais tout aussi profondément morale, car le défoulement sait donner vie à la reconnaissance d’un Bien possible quand l’horreur a terminé sa triste besogne de plaisir éphémère en les âmes ; voici une pure plongée dans la nuit avant l’insigne honneur de pouvoir être ébloui par la vraie lumière.
Les brusques ruptures de ton, parfois utilisées avec outrance par le très jeune auteur, attise cette polyphonie nécessaire à l’expression du mauvais, des fourbes et des diables banals qui nous entourent anonymement, mais que Ducasse était parvenu à démasquer au fil de ses désillusions et de ses insomnies chroniques. Maldoror est l’un de ces démons communs, à la différence qu’il aurait décidé d’affirmer pleinement, empli de puissance, ce loup interne ; avançant avec insolence à visage découvert. Ils viendront pour toi lecteur mon Amour, semble dire le poète à celui qui parcours son recueil, secoué de toutes parts.
Or, la question se pose. Ce Mal suintant finit par apparaître comme un « trop », une exagération qui a tenté de toucher au sublime, mais dut se contenter de le frôler. Voyant qu’il n’atteindrait jamais ses idoles Baudelaire, Byron, de Musset (peut-être avait-il déjà pleine conscience que le temps lui était compté et que la mort viendrait le frapper dans la fleur de l’âge ?) décida-t-il alors de les parodier, de les moquer en grossissant les traits de ce qui fit leur notoriété ? La question reste ouverte, tandis que Isidore Ducasse meurt à 25 ans, que disparaissent avec lui le Comte de Lautréamont, et l’ange déchu Maldoror. Même son décès apparaît comme un pied de nez final à ses admirateurs tardifs, ses biographes curieux. La cause de la mort n’est pas connue. Le funeste mot de tuberculose s’est murmuré longtemps ; mais toujours est-il que ce n’est pas un suicide, comme de tardifs esprits romanesques ont pu le fantasmer. Eternellement, cet appel du mystère qui marche de concert avec le dramatique de ceux qui élevèrent le romantisme en genre immanquable du XIXème siècle.

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