« Avancer que la misère publique est la
meilleure sauvegarde de la monarchie, c’est avancer une erreur grossière et
évidente »
Il est des hommes qui,
face au vacarme environnant et à l’apparence suintant l’hypocrisie et la
fausseté des cours fastueuses et rutilantes, préfèrent la candeur voluptueuse
et sereine d’une maison familiale, reculée en des cadres sylvains tout autant
que chatoyants. Des havres de paix qui se font toujours davantage rares en nos
époques troublées, et dont la cherté s’en trouve ainsi décuplée.
L’illustre écrivain et
penseur anglais Thomas More (né en mille quatre cent soixante-dix-huit et mort
en mille cinq cent trente-cinq), cette figure au génie incommensurable que
certains admirateurs tendent parfois, dans l’exaltation de leur admiration, à
déifier, faisait partis de ces amoureux du calme, de Mère Nature semblant
retenir pudiquement son souffle tandis que l’acier à l’éclat glacé de sa plume
se mettait à se tremper dans l’encre noire. En l’imagination populaire, il
demeure une figure des plus emblématiques du mouvement de la Renaissance Anglaise.
Cependant, jouet du destin comme chaque pantin perdu en ce monde, l’influent et
omnipotent Henry VIII décidera que, de sa poigne de fer, il modèlera son
avenir, en mandant sa présence et l’appelant à ses côtés ; sachant ô
combien les doctes et avisés conseils du modeste mais nitescent avocat pourraient
l’aider et le guider dans son entreprise à diriger le pays. Cependant, force
est de constater que le souverain ne fut nullement apte à connaître le cœur de
l’homme qui l’avisait de ses précieuses opinions, disséminées au long des
quelques rares audiences que daignaient lui accorder son Altesse. Les places
représentant pour l’époque un honneur dithyrambique, propres à faire divaguer
la plus probe des raisons, n’intéressaient guère More. Qu’était pour l’homme de
Pensée un statut de Grand Chancelier, plus haute distinction tout autant que
charge du royaume, pour l’humain qui n’aspirait qu’à la réflexion et à la
tranquillité de sa retraite en les vertes campagnes britanniques ?
Dédaignant la labile et chancelante ivresse du pouvoir, mais en oubliant toute
forme de circonspection, Thomas More ne vacilla pas un instant lorsqu’il dût
révéler débonnairement au Monarque qu’il préférait la rémanence de ses
convictions personnelles, sa fidélité en sa foi catholique étant l’ultime
goutte d’eau qui fit déborder le vase déjà emplis à ras-bord d’Henry VIII. Le
dernier baiser que connu More fut celui de l’acier sur sa nuque.
Survient l’année mille
cinq cent trente, le temps de ce que la postérité conservera comme la
« Grande Affaire » du roi souhaitant se défaire tel un manteau devenu
encombrant et peu seyant de sa première épouse, Catherine d’Aragon. Une rupture
des nœuds sacrés qui se voit bien évidemment rejetée avec force mais
désappointement par le Saint Siège, amenant à la création de l’Eglise
Anglicane. Henry VIII se mue, non plus en simple monarque, mais s’attribue les
titres de « Supreme Head of the
Church of England » malgré les doléances de son entourage politique.
L’acte de séparation, à même de dissoudre l’ancienne suprématie de l’église
Catholique sur l’Angleterre et octroyer des droits divins au roi, devant être
signé par tout haut dignitaire, Thomas More ne devait nullement échapper à la
règle. Pourtant, signifiant son refus de se soumettre à une substitution
humaine du Divin en la personne de son souverain en démissionnant de ses
fonctions, et ce malgré sa déférence pour son roi, More s’éloigne sensiblement
du pouvoir, et meurt finalement sur l’échafaud, exécuté sur ordre de celui qui,
parfois, se laissait aller à la suave familiarité de voir en lui un ami proche
et digne de la plus profonde des confiances.
« La dignité royale ne consiste pas à régner
sur des mendiants, mais sur des hommes riches et heureux »
Deux années de réflexion
sous l’égide de la thématique de la sapience lui furent nécessaire à la
rédaction de L’Utopie, entre les ans mille cinq cent quatorze et mille
cinq cent seize. En ce temps exempt de toute relation avec les sphères royales,
l’homme exerce la fonction de diplomate, travaillant à étayer et enrichir ses
connaissances sur les vastes et différentes politiques que l’on puis rencontrer
en Europe. C’est alors que son fidèle ami, Erasme de Rotterdam qui à l’époque
venait de publier un édifiant et retentissant pamphlet, Eloge de la Folie (dont je vous ai
livré une petite analyse quelques semaines plus tôt) lui lance l’amical défi de
rédiger un encensement, un dithyrambe de la Sagesse , comme une réponse à son propre ouvrage.
Or, animé de passions et de doutes les plus effroyables quant à l’avenir de son
pays et sa révolte face aux injustices inhérentes à un système monarchique,
l’homme de Lettre se plaît à se placer sous la férule de ses certitudes
philosophiques et profondément humanistes, aussi le projet initial proposé par
Erasme se mue en un travail sensiblement différent ; les thèmes fluctuent,
ardument saisissables, entre l’observation satirique et l’analyse allégorique.
Accordant une place prépondérante à l’échange propre à la pratique du dialogue
dans le premier livre constituant son ouvrage final, les deux protagonistes
s’avèrent être l’éditeur Pierre Gilles et un avatar de More lui-même :
Raphaël Hythlodée, et le lecteur se voit offert la possibilité de suivre leur
sage dispute relative aux fallacieux espoirs encore périlleusement trouvables
en la Monarchie
et aux fuligineux dysfonctionnements d’une société soumise docilement à une
telle forme d’exercice du pouvoir ; la vassalité n’étant glanée que par le
recours à la répression et au règne de la peur.
Si l’on suit la
foultitude de raisonnements de Thomas More, la cause des révoltes populaires ne
peuvent être que décelées en les racines empoisonnées des inégalités sociales,
qui elles-mêmes puisent leurs néfastes sève en la tyrannie d’un roi incapable
de gérance d’un royaume, par la même se voyant dépossédé par ses propres soins
de toute « dignité royale »
(selon les propres termes de More) qui ne devrait résider qu’en la protection
des plus faibles par l’œil couvant et chaleureux de ceux qui ont l’honneur et
la pesante charge du pouvoir. Sans feintise, pleinement conscient de
l’inexistence, tout du moins en son époque et en le monde alors connu, d’une
société juste, pourquoi ne point s’atteler à la bâtir par la force de la seule
imagination ? Le personnage de Raphaël Hythlodée narre alors, avec un
foisonnement rare de détails, son voyage d’une durée de cinq ans en le pays
d’Utopie. Néologisme issu d’une synthèse
des termes grecs ou-topos signifiant
littéralement « nulle part » et eu-topos
énonçant les notions de « lieu de bonheur », More était-il seulement
habité de la conscience que ce nouveau mot finirait par se voir approprié par
la postérité en passant dans le langage courant ? À l’image de sa chère
nation, Utopie est une île, mais les comparaisons ne peuvent s’étendre
davantage, More voulant et pensant son ouvrage à la manière d’une antithèse de
l’hideur dans laquelle la société anglaise se trouvait plongée ; or, son
portrait se voulant si rebutant et blâmable qu’il ne pouvait censément espérer
que, à la lecture de son pamphlet, Henry VIII se muerait subitement en un roi
idéal et soucieux du petit peuple. Pourtant il fut empli de cet espoir, de
cette folie s’accorderont quelques voix pessimistes. Pourtant, le succès de
l’œuvre n’en demeura pas moins retentissant. Communautarisme, abolition des
privilèges, propriété collective, absence de toute forme de monnaie ; les
termes tous mêlés en une seule et même politique peuvent paraître parfaite
insanité, seulement les motivations intimes de Thomas More demeurent
éternellement le souci du bonheur, l’abrogation de l’injuste, du chagrin et de
l’iniquité qui, ces qualités conglobées, devraient se dissiper d’elles-mêmes et
laisser leur place au bonheur et à la notion de partage faite Reine.
Par son impétueux désir
de justice, sa soif de raison et son profond dégoût du lucre, Thomas More
inspira nombre d’auteurs qui partageaient avec l’écrivain anglais ce désir
d’une société idéale, sinon meilleure. Ainsi les deux géants épicuriens
Gargantua et Pantagruel, sortis tout droit de l’imagination bouillonnante,
foisonnante de l’Humaniste français François Rabelais, passeront au cours de
leurs voyages en l’île d’Utopie. Quant au personnage de Candide dépeint par
Voltaire, anglophile assumé et reconnu, il contemplera de ses yeux le pays d’El
Dorado, terre d’union, de pacifisme et de bonne intelligence où chaque citoyen
compte autant qu’un de ses semblables. Quant aux auteurs Jonathan Swift (Gulliver’s
Travels) et George Orwell (Animal Farm, 1984), ils feront
perdurer en leurs Lettres cette tradition britannique de la satire se voulant
dénonciatrice d’un état de fait baignant dans les turpitudes et l’ignominie de
l’injustice.
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