Jeanne, ma pauvre et
délicate Jeanne, comment saurais-tu les plaintes que j’ai pu soupirer, pousser
à ton égard ! Eplorée, rompue de chagrin et de trahisons toutes plus
dignes d’abominations les unes que les autres, obtenant un mari trompeur et un
fils dilapidateur comme accessit envers ta pureté d’âme et ya noblesse de
cœur !
Jeanne, ma pauvre et
attendrissante Jeanne, comment seulement fut-il possible que tu ne sois point
parvenue à susciter l’amour, tes qualités d’altruisme et d’abnégation ne
pouvaient pourtant qu’engendrer la plus inaltérée des sympathies ; et
pourtant cette vie ne fut qu’une effroyable succession de cauchemars auquel il
est difficile de porter créance tant leur horreur semble prompt à dépasser
l’entendement même.
C’est toi, vertueuse et
probe dame, qui domine l’entièreté de l’œuvre de Guy de Maupassant (né en mille
huit cent cinquante et mort en mille huit cent quatre-vingt-treize), opus dont
le plus probable processus créatif vit le jour à la manière des fleurs
printanières de cette saison de mille huit cent soixante-dix-huit, une genèse
couplée à une maturation lente et accaparante, à la création presque
douloureuse tant elle fut gourmande en heures, jours, mois fuyants… !
Face à ton monisme
Jeanne, personnage principal dont le rayonnement paraît effacer tout autre
personnage gravitant autour de ta personne, s’offre au lecteur la dualité
dispensatrice de sentiments, nous levant le voile de tes attentes qui se
pareront du châle triste et morne des désillusions, grandissantes en même temps
que ton âge. L’auteur naturaliste nous offre la possibilité de suivre ton pas
aérien et hésitant, observer ta lente évolution, tout comme brosser un gracile
et mouvant portrait physique comme psychologique, se glisser impudiquement en
tes pensées les plus intimes ; et découvrir peut-être, ta maladive
passivité face aux affres du temps et du destin qui semble s’être attitré comme
ton persécuteur personnel.
Nous te découvrons, toi
et les effluves de ton existence, dans cette œuvre courte, mais à l’intensité
débordant du méprisable cadre d’une simple page limitant le texte, mais
nullement son ampleur et son intensité dramatique. Une vie, s’intitule
le récit de ton passage sur cette terre.
Et pourtant, paradoxe
propre au désappointement du lecteur distrait s’apprêtant à insuffler un peu de
sa personne en ton existence tourmentée, le titre de l’œuvre ne te rend
nullement hommage, face à ton indéniable hégémonie ; l’intitulé se veut
comme une dissolution de cette domination en posant volontairement une
détérioration de l’idée même d’unicité en usant de l’article indéfini « une », occultant peut-être la
personnalisation de l’opus qu’on tient entre nos mains. Le titre s’enclave
ainsi dans la généralité, étayant peut-être par là l’idée mûrissant en l’esprit
de l’auteur telle que ta vie, Jeanne, pourrait se réclamer de n’importe quelle
femme de ton époque. Mais que d’égarements de ma part ! Il n’est pas
nécessaire d’un titre davantage révélateur quant aux mots que l’on nous
proposera à lire, n’est-ce pas ?
L’essaim de tes malheurs,
tels les mouches fléau d’Egypte, souventes fois j’ai voulu le disperser du dos
de ma main, tant de fois j’ai voulu écarter de mes frêles paumes l’étau qui
semblait t’enclaver dans le malheur, mais que pouvais-je, pauvre impuissante,
face à ton caractère propre à la soumission, enténébrant toujours plus tes
perspectives d’avenir, t’occultant l’empyrée que peut représenter un bonheur
conjugal et maternel ; toujours tu te vois affranchie de tes droits de
réactivité, subissant les tourments de ton entourage nauséabond ou tout aussi
passif que toi. Tant et si bien que tu me fis parfois songer à l’engeance
légendaire de Gustave Flaubert, contemporain de l’homme de Lettres qui te créa,
Emma Bovary. L’extrace n’est pas hasardeuse, les deux écrivains se
connaissaient fort bien et se fréquentaient régulièrement, jusqu’à ce que les
tourments de la folie ne finissent pas emporter prématurément Maupassant,
finissant pauvre fou écarté du reste du monde rebuté à l’idée de contempler
l’image repoussante de la folie propre à nous renvoyer à nos propres tourments
intérieurs. Les aliénés voient et perçoivent ce que les sains d’esprits ne
sauraient même imaginer, aussi faut-il les occulter, à défaut de pouvoir les montrer, comme on le fait des monstres.
Extravagance de la plume
d’un auteur souffrant déjà des prémisses de sa lente déréliction provoquée par
la syphilis, mal de ce siècle, le titre ne devient édifiant qu’uniquement à la
lumière obscure des différentes et nombreuses apparitions de la mort au fil
tumultueux du récit. C’est en effet le cadre mortuaire qui se fait géniteur des
différents évènements ponctuant ta vie, ma pauvre Jeanne, et la main noire de
la mort vient chercher son dû, grever ton existence à l’envie, selon ses
caprices et ses foucades comme seules les possèdent les entités immanentes,
ineffables et inatteignables. Son sort fuligineux suit si bien son cours que,
peu à peu, tu assistes pauvrette à un lent, interminable, et irrévocable
dépeuplement de ton petit univers. Ta solitude à venir, tu le sens très
rapidement, est inéluctable, et par tes sanglots silencieux, tu sais te
préparer au mieux à un avenir morne et empreint de solitude. Impunément,
parfois inique, elle frappe sous le couvert de plusieurs masque, plusieurs
visages mais toujours aux traits déformés et grimaçants d’horreur. Elle se mue
comme naturelle, accidentelle, criminelle, douce, violente, heurtant de son
arrivée toujours intempestive les hommes et les bêtes ; révélant une
fascination morbide et presque hypnotique du romancier pour cette
thématique ; comme envahis par sa face. Ultime insanité à tes yeux,
Jeanne, les décès se voient présentés en rapport étroit avec ta personne et ton
chemin, pourtant seule, tu survis toujours, plutôt cependant que de vivre, car
les bonheurs sont le sel nourricier d’une existence, et l’impudeur de ton mari
comme ta timidité maladive t’en ont privée depuis tant de temps… !
Toutes ces tragiques et
indénombrables disparitions entrent en une réelle et palpable contradiction
avec le titre de l’œuvre voulu par Guy de Maupassant ; les personnages
languides et empreints de stupre cherchant à vivre pleinement se voient tous,
nul exception autorisée, frappés d’une mort violente qui se veut le reflet de
leurs vies ou de leurs vices, tandis que ma pauvre Jeanne, toi qui renia la Vie même lors de ta découverte
de l’odieux adultère de ton époux, te retrouve en une solitude complète à errer
sur une Terre de larmes, endurant ton sort qui n’aurait nulle chose à envier
aux départs successifs des êtres constituant ton entourage, s’amenuisant comme
peau de chagrin, et prisonnière de sa douleur qu’elle peine à extérioriser si
ce n’est sur le giron de sa bonne Rosalie ; bien que Thanatos lui fit don
du médiocre honneur de ne point assister à aucune des morts qui viendront frapper
son quotidien, si ce n’est celle d’une chienne errante cachée sur ses terres.
Comme si, pauvre femme, tu grandissais en force ou en froideur, les morts se
succédant à un rythme infernal finissent par peu à peu se défaire de
l’encombrant manteau du chagrin, perdant de leur importance à mesure que tu
prends de l’âge et que ton cœur se change en pierre glacée, marri de trop de
souffrances, assénées trop vite et sans trêve aucune. Ce n’est d’ailleurs
nullement anodin si, aux alentours de la fin de l’œuvre, Guy de Maupassant
choisit d’user du terme d’ »engourdissement » pour caractériser ta
peine. Ta mansuétude aura probablement contribué à te changer en une véritable
personnification de la froideur face aux coups incessants du destin s’acharnant
sur ta gracile personne.
Mais le matois désespoir aura cependant raison
de ta froideur, l’espace vide, le gouffre sans fond remplaçant peu à peu tes
proches, ceux que tu as jamais aimé, achève de te retirer toute volonté de
vivre, harassée par tes déconvenues, tes mécomptes, et l’avilissement de ton
visage marchant de pair avec une vieillesse de corps et d’esprit arrivée
prématurément, comme forcée par les épreuves que tu as du affronter en moins
d’une cinquantaine d’année.
Ainsi Jeanne, tu sembles
apparaître comme la seule, et pauvre survivante, te dressant au milieu d’un
monde appelé à ne connaître que les tumultes et les hontes de l’échec, habité
uniquement par les fantômes évanescents du passé, rendant ton semblant
d’existence toujours plus absurde et amer à tes yeux.