S’il m’était demandé de tenter de définir cette œuvre de Virginia Woolf en quelques mots, je crois que je ne pourrais faire meilleure utilisation des termes de « roman de la négation ». Et ce refus, enveloppant les phrases, débordant du papier même, arrive à un stade d’invasion tel que cette position de rejet outrancier parvient finalement à phagocyter un propos qui aurait pu pleinement aiguillonner mon intérêt que je sais vif pour les âmes torturées, les fantômes de poètes maudits et autres personnages de Plume arrachés bien trop tôt à la Terre par la Faucheuse , ou suicidés.
Nourrie, possédée comme je me révèle être par les délicieux récits des temps passés, j’eus il est vrai un imperceptible mais néanmoins révélateur mouvement de recul lorsque j’appris que, dans le cadre de mes études de langue, j’allais entreprendre selon la volonté de mon professeur de lettres une incursion brusque dans une ère de modernité forcée et artificiellement créée par des auteurs révoltés propre à ce début de XXème siècle, post-premier conflit mondial.
Aussi est-ce, non sans défiance, que je plongeais dans cette œuvre, acceptant de fait de laisser libre mon imaginaire de courir vers cette nébuleuse vibratile, animée du seul et unique pernicieux but d’annihilation du sacro-saint Précédent, choisissant d’une délibération affligeante la voie de la répulsion pour le passé. Woolf en effet, drapée dans son désir fulgurant d’irrationalité, refuse les codes usités déjà des siècles auparavant, ne conservant que cette unique et désarmante négation des us et autres coutumes littéraires. L’auteure, obstinément, refuse de fournir une intrigue, ce que l’écrivaine définit de ses propres termes comme une « illusion réaliste » qui tendrait, non point à une composition empreinte de logique pour le récit, mais bien à le désacraliser en louvoyant entre les détails, au sens de la romancière, fluctuants. De nature fondamentalement incertaine… une mutabilité dont la seule dangereuse fonction serait de desservir l’acuité du lecteur. Pourtant, ô combien louable est cette intentionnalité portant à rendre palpable la myriade d’impressions épurées, éprouvées en quelques vingt-quatre heures au creux du quotidien d’une dame, où l’héroïne versatile : Clarissa Dalloway, se voit peu à peu enclavée, incluse malgré sa volonté quoi que vacillante, dans un espace réduit qu’est son « moi » intérieur, en un mouvement de révulsion presque épidermique à l’encontre du monde extérieur.
De cet enfermement teinté d’incroyance naît l’hyperesthésie du personnage principal, taraudée par ces cyclothymies qui auraient pu exacerber sa cognition, mais il n’en est rien ; et c’est en ces lignes que je me hasarderai à mes remontrances acerbes, mais accompagnées d’un goût amer d’incomplet, de gâchis irrattrapable. Woolf met en lumière dans les pages de Mrs. Dalloway un paradoxe antinomique évident, provoquant un vertige de l’être : la révélation nue de la successivité des « moi » diversifiés de façon égale aux différents états sentimentaux par lesquels une personne peut passer au cours d’une simple journée. Noble appert ainsi la motivation de dévoiler dans toute son impudeur cette pluralité des états de l’être, un « je » en ce sens que Virginia Woolf décrit comme une créature vivante mais malgré tout, dénuée de contours distincts ou précis. Elle se pose ainsi à la manière d’une peintre impressionniste, appliquant les couleurs au gré du temps changeant ou du sens capricieux du vent, plutôt que comme une adepte du classicisme ne déposant jamais la moindre teinte sur une toile avant d’y avoir tout tracé au dessin, au préalable. Le hasard, la spontanéité devient reine, abandonnant la minutie du travail préliminaire à toute conception littéraire, ou même ici pour filer la métaphore, picturale. Le moi apparaît ainsi comme fuligineux et tout autant incertain ; une forme de doute persistant que l’écrivaine tenta de retranscrire de par son style d’écriture, laissant libre cours à une porosité narrative mais en cela au détriment même des contours à mon sens nécessaires à toute construction d’une œuvre littéraire qui ne saurait faire sens sans ce cadre qui lui permet de faire corps avec ses profondes significations. Ainsi le lecteur se retrouve-t-il perdu au milieu d’un brouillamini sans fin, aux inepties galopantes rendues inévitables par cette volonté butée de ne plus faire la distinction entre l’action et l’introspection. De ce fait, la notion même de personnage se retrouve impérieusement contestée via des limites volontairement floutées et où, soufflet suprême, le logique ne fait plus sens.
Ses personnages, non plus aspirant au réel intrinsèque aux mots, et désormais encore moins « ressemblant à un être vivant » deviennent tels des parcelles disjointes ; encore une fois, l’auteure réalise une forme de regrettable économie dans son récit. Or, cette parcimonie en vient à desservir son œuvre et à trop vouloir réduire à peau de chagrin la trame même du récit (si tant est qu’il en existe une quelconque pour Mrs. Dalloway), elle la tue, meurtrissant sa propre production intellectuelle ; le texte ici devient à mes yeux davantage glossolalie obscure que construction syntaxique. Alors revient, ritournelle exaspérante, cette notion de « trop », déstructurant le roman, conférant un poids de plomb à une narration réduite à son plus strict minimum, originellement pour servir le ressentit du personnage, mais œuvrant finalement à l’encontre aussi bien des caractères que du lecteur, découragé par ce non-sens placé sur un piédestal de fange et de bourbe. Clarissa Dalloway rejette le paraître pesant qui ne semble lui convenir nullement, et alors brouillant le linéament de par la non-volonté de puissance, elle fait le choix de l’aisé en refusant un quelconque distinguo entre l’affectif et le représentatif ; image pourtant fondamentale aux sociétés, plus encore sûrement à la précieuse mondanité londonienne, hantée en filigrane par son flegme légendaire. Par tous ces effets captieux aspirant à se placer, en définitive et plus que jamais, à contre-courant des modes ayant précédé son époque, Virginia Woolf rendit malgré elle- je souhaite le croire- son œuvre inaccessible. Malgré mes déboires tout au long de cette lecture laborieuse aux écueils dont le tranchant n’égalait que le nombre, il m’est cependant nécessaire de saluer l’exceptionnelle fibre, la réceptivité à fleur de peau de l’écrivaine qui à mon sens, caractérise primordialement l’œuvre de cette femme, en déroulant avec une richesse rare une capacité paroxystique à l’introspection qui lui permit d’exploiter tout autant qu’aborder l’inintelligibilité éternelle des failles ontologiques humaines ; un talent aléatoirement exploité dans le roman qui nous occupe, tant l’impression de brouille et d’imperméabilité envahis le lecteur à la manière de flots furieux, immobilisant puis réduisant à néant l’intérêt du lecteur, car rigidifié par ce limon d’inutile faisant office de lit pour ce courant de conscience détestable.
Cette romancière aux élans nihilistes qui critiquait d’un ton vindicatif l’Ulysses de James Joyce en ces termes : « diffus et bourbeux ; prétentieux et poseur » dans son Journal d’un Ecrivain, aveuglée tant par sa confiance extrême en un talent indéniable que par sa haine de ce qu’elle nommait « l’abomination réaliste » des œuvres passées, ne semble pourtant nullement réaliser qu’elle tombe exactement dans les mêmes travers.
Serait-ce dont trop m’avancer si j’affirmais ce point : aux trois vexations Freudiennes, j’accolerais une quatrième purement Woolfienne et qui est, m’est avis, l’élément déclencheur de la rédaction de ce non-roman : sa brusque compréhension de son inutilité au monde ; et de cette subite destruction du nombrilisme fait roi, s’ajoute fugitive mais cependant certaine, un refus de volonté d’élévation nietzschéenne. Et que faire en cette situation, sinon se laisser porter par la lâcheté : le choix condamnable de se résoudre misérablement à ne plus exister que dans l’immédiateté de ses sensations ? Voilà une réduction de l’être que je ne puis concéder, marchant de paire avec une croyance en la pureté fondamentale de l’homme, notion discutable du reste.
Mrs. Dalloway reflète ainsi son époque, mais sa volonté de destruction du roman jugé arbitrairement passéiste du fait des ruptures historiques profondes survenues entre 1870 et 1920 la dessert, et la décrédibilise. Rompre avec le beau pour s’essayer à naïvement glorifier l’inutile, rendre plus palpables des sentiments maladroits au détriment du récit, tourne ce travail littéraire en une non-œuvre, tant elle s’est laissée dévorer par l’absolue négation de l’univers alentours à son auteure.
Pour aller plus loin : peut-être le dernier ouvrage en date de ma professeure de Lettres qui m’a appris, bien malgré elle, à détester Woolf : Anne-Marie Smith-Di Biasio : Virginia Woolf, La hantise de l’écriture. En vous souhaitant évidemment, de découvrir ses trésors cachés aux œuvres de Woolf que je ne suis point parvenue à apprécier. Pour les cinéphiles, il y a l’excellent film de Stephen Daldry : The Hours (faut-il le rappeler, premier titre envisagé par l’écrivaine pour son œuvre Mrs. Dalloway).
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