Peut-être est-il inadéquat d’user, d’agiter telle une mauvaise Egide le terme de « féminisme » de sorte à s’aventurer à une qualification de l’œuvre de Pierre Choderlos de Laclos, rédigée et publiée en mille sept cent quatre-vingt deux, là où le néologisme n’apparaît au cœur de nos Lettres qu’au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle. Or, force est d’admettre la précellence de ce constat : souventes fois, je me surpris à m’extasier face à un discours d’une audace teintée de modernité suffisamment rare pour être soulignée. Aussi en ce texte ne m’attèlerai-je point à traiter l’entièreté de l’œuvre Les Liaisons Dangereuses, lui préférant la prépondérance d’un de ses personnages emblématiques, emblématisant jusqu’à effleurer la perfection une certaines idées que je me bâtis du modèle féminin, et dont je ne laisse point de faire l’éloge. Car avant tout, cette dame ne guigne nul outre objectif que la maîtrise complète de son destin, prise entre les serres d’une société de la fin d’un XVIIIème siècle fermé, prude, où l’hypocrisie règne en maîtresse, et en laquelle les femmes se voient réduites au stade de sottes pondeuses, cajolées pour uniquement assurer la pérennité d’un nom ou d’une fortune. Un sacrifice de l’être au profit du matériel, de par la négation du vivant. Insolente stratège à la beauté froide et à l’intellect des plus fins, je souhaiterais s’il vous sied lecteur, de n’aborder en votre compagnie que l’étonnante figure de Madame la Marquise de Merteuil.
I / Je suis née pour venger mon sexe, et dominer le vôtre
Fierté personnifiée que celle jouissant d’une pleine confiance dans ses qualités, furent-elles glanées au fil du temps, passées maintes observations d’un monde alentour de paraître et de dissimulation. L’éducation acérée au contact du mondain dans un frôlement de crinoline a pu seulement être, pour la mesquine Merteuil, grâce à ce que je considère comme une chance unique et si rare qu’elle n’eût point tort de l’embrasser au cours de toute sa vie : elle ne fut pas placée entre les froides et rigoristes murailles d’un couvent. Car si l’on se penche quelques instants sur les mœurs de cette période, il appert qu’une étape est essentielle à l’instruction des jeunes filles est le passage sous les auspices d’une hégémonie religieuse, durant lequel au travers d’antistrophes chantées sous d’obscures et moites absides, le sens anagogique des Ecritures martèle à la créature féminine qu’elle est hoir d’Eve, nouvelle Lilith condamnée à expier toute sa vie durant un malheureux coup de dent dans la chair juteuse d’un fruit défendu. Se mue ainsi en assertion cet apologue : la femme est pécheresse, fautive, et la mondanité ne la voue qu’à devenir mère soumise et naïve, comme elle le souligne au Vicomte de Valmont dans la célèbre lettre quatre-vingt-unième lettre du roman : « j’étais vouée par état au silence et à l’inaction ».
Or, Merteuil n’est point faite de ce bois grossièrement taillé à coups de cantilènes moralisateurs et autres bigoteries insensées, et la jeune femme apprend très vite à ne porter créance qu’à ses plus intimes réflexions. La marquise comprend, épie, entend, se nourrit de l’extérieur et du contact avec l’altérité, des nobles et de la valetaille, et par l’autocritique tout comme une cautèle salvatrice, la demoiselle entreprend sa propre éducation, figeant ses traits à la manière d’un masque de velours adorné des plus beaux empiècements, mais son regard, affuté, ne laisse rien en demeure. La providence semblant s’être penchée à son chevet tandis qu’elle ne poussait encore que ses premiers vagissements, la chance lui sourit peu après ses quinze ans et son mariage ; le valétudinaire Marquis de Merteuil décède très rapidement, offrant ainsi une voie frayée, clairsemée, où la curieuse se délecte des nouvelles expériences qui lui permettent pleinement d’appréhender le masculin dont elle se défie tant, comprenant au fil de l’âge que l’amour est seul prétexte au plaisir, et non plus la cause, comme le prétend le malléable sens commun.
Je vous vois déjà lecteurs, vous esclaffer, prétendant simple marivaudage malicieusement ourdi par une femme en mal d’intrigues romancières pouvant égayer son morne quotidien de veuve, et aurais-je été pleinement en adéquation avec votre opinion, si un nouvel élément n’était point venu bouleverser la façon d’aborder les jeux de cours de la belle Merteuil. Les blessures de l’égo demeurant indéniablement les plus vives, et s’entretiennent purulentes une fois l’estoc portée, et la jeune dame en fait les amères expériences lorsque le seul homme pour qui elle ait jamais éprouvé quelques sentiments, le sir Gercourt, l’abandonne ; la laissant s’embourber de prime abord dans un noir désespoir, dont les eaux dignes d’une vasière serviront de terreau à la naissance d’une haine inextinguible, et qui mènera le reste de son existence. Nourrissant ses griefs, refusant de ployer sous le faix de son humiliation, la noble femme se fait géniture des principes de Nicolas Machiavel, et par fortes roueries et habile pharisaïsme, la marquise se mue en pourfendeuse de la phallocratie ambiante de son ère, suintant une domination qui, à mon sens, est seul fait de la vacuité repoussante des femmes alentour, ne subodorant jamais les arrière-pensées de leurs amants et autres compagnons pour qui elles se pâment d’admiration ; ces « imprudentes qui, dans leur Amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur », et se plaçant délibérément sous la férule de bonimenteurs dont les seules appétences vont aux plaisirs de la chair et de l’aisance pécuniaire.
II / La dévotion condamne à une éternelle confiance
« Je voulais savoir. Et cette utile curiosité (…) m’apprit encore à dissimuler.» Entendre, pour mieux se jouer et se muer en une marionnettiste talentueuse dont les pantins seraient les hommes, victimes d’une animalité motivée par des pulsions sexuelles dont les femmes sont sujettes dans une moindre mesure, comme la marquise l’explique dans son autobiographique lettre quatre-vingt un. Et c’est justement ces besoins qui vont devenir ses principaux alliés dans sa quête de distraction perpétuelle via autrui. Aux cours incessantes et thuriféraires de ses prétendants, la Merteuil perçoit l’âme même de leurs tentatives, et arborant le masque de l’affabulation et de la feinte, la marquise construit méthodiquement ses jeux de séduction : elle vengera les femmes de leurs vexations séculaires, de leur Histoire placée sous le giron de la servitude volontaire au sein d’une société qui ne les destinait qu’à une inéluctable inutilité, soumises qu’elles étaient au joug masculin faisant force de tradition et de sens général que nulle âme n’osait contester, même dans son for intérieur. Quoi de mieux, ainsi, que de jouer avec les sentiments masculins, susciter l’amour, l’inspirer et le feindre, l’aviver et le nourrir sur les seules bases de la duplicité pour mieux les attirer dans les filets soyeux de la noble dame ? Sous couvert de sa sournoiserie parfaite, elle leur fait miroiter une intimité qui amène irrésistiblement au dévoilement, à ces confidences qu’on ne livre qu’au seul sujet de l’amour et dans le sein des étreintes passionnées. Or, Merteuil est férue d’ambition et d’omnipotence, et ainsi se posant en nouvelle Dalila, elle tient ainsi leurs chevelures sous ses ciseaux, un couperet, une épée de Damoclès constante dont elle seule peut décider de rompre le crin de cheval la retenant ; jouissant de ce plaisir incommensurable que de maintenir une pauvre ère sous sa coupe, inversant le cours de l’ascendant éternel où l’homme n’est plus démiurge de vassalité, l’assujettissement se voit retourné au profit des dentelles et des corsets d’apparence innocente. Madame de Merteuil ne sera plus jamais réduite à la reptation exigée par le mâle, mais survolera leurs intrigues en tirant les ficelles de son entourage, et même celles de son ami le plus fidèle, le Vicomte. En Valmont, elle trouve son alter ego, un homme qui sait lui tenir tête et la défier dans sa quête de soumission du masculin pour mieux s’élever au-dessus d’eux. Sa souveraineté sur ses propres réactions ou défis force indéniablement le respect, puisqu’elle parvient non sans peine à jouer du désir sexuel de Valmont pour l’amener à faire ce qui lui permet par la suite de gérer ses plans à sa guise, pour tenter de perdre son ami, et son amante la Présidente de Tourvel. Je vois Merteuil comme un démon, une créature issue du pire des sept cercles infernaux car, à l’image du Diable, elle fut en effet une fois et une seule, vaincue (par Gercourt, faut-il le rappeler), mais cette défaite ne l’empêche nullement de faire perdurer sa besogne parmi les humains ; et je pense qu’André Malraux parlait juste lorsqu’il affirmait que l’héroïne de ce roman épistolaire est sans nul doute possible : « le personnage le plus volontaire de toute la littérature française » ; ayant inspiré d’autres grands écrivains à l’image de Stendhal et son cher Julien Sorel, ou dans une moindre mesure, Fiodor Dostoïevski et sa famille Karamazov. Soulignons-ici que les deux exemples cités au milieu de tant d’autres prennent chacun le contrepied de Merteuil puisqu’ils sont des hommes, mais perclus tout autant qu’elle d’esprit revanchard et de volonté de sujétion d’autrui pour mieux se sentir puissant, que ce soit moralement ou au regard de l’échelle sociale. Cependant, une faiblesse peut-être, sa seule erreur qui enclenchera une succession d’évènements qui l’amèneront à tomber : à trop farouchement se refuser aux passions amoureuses, la Merteuil dût cependant y trouver un substitut, et ce mirage fut sa conviction seule, sa concupiscence de voir les hommes choir face à sa personne, qui finit par se muer en passion folle et qui, au bout du compte lui nuit ; l’amène à s’écarter de ses prévisions et finalement, la font perdre.
Restent les valeurs de souveraineté et d’affranchissement dont elle s’était présentée comme la plus pur personnification, inspirant peut-être d’autres personnes de son sexe à se retourner sur sa condition faire de mercuriales masculines et de prépotence qu’on leur a imposée sans qu’elles purent même les discuter.
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