Je souhaiterais revenir si vous m’y autorisez lecteur, sur un insidieux sujet qui vrille mes pensées, emplies d’un désarroi et d’une grande incompréhension, depuis l’âge où j’acquerrai les capacités nécessaires à la délicate pratique de l’analyse littéraire. Avec observance, pour en voir naître la désapprobation, je me remémorai une œuvre que mon enseignante en français me fit lire, au cours de ma classe de cinquième, ère charnière où l’on n’est point encore sorti de l’enfance et nullement entré dans l’adolescence. Ce roman, je ne puis récuser que son parcours m’alloua un souvenir des plus désagréables, survivance de mes indénombrables frayeurs et divagations, face à un bouquin qui, à mon sens, tend à l’aberration des plus grotesques lorsqu’on le donne à parcourir à des enfants dont l’âge ne dépasse que rarement les douze ans. Cet opus, je vous en livre ici le titre et l’auteur : Sa Majesté des Mouches, William Golding.
Récit pleinement ancré en son contexte historique (l’œuvre fut rédigée en mille neuf cent cinquante-quatre), presque une apocryphe, l’écrit pose au travers de ses lignes nombre de questionnements sempiternels tout autant qu’existentiels : tandis que les forces dominantes de la morale, de l’ordre, et l’ombre gardienne de l’Etat disparaissent, peut-on en inférer la manière dont évoluerait irrémédiablement la société et les individus qui la composent (de jeunes enfants âgés de douze et treize ans : Ralph et Jack)? Est-il de fait judicieux, par la suite, de donner à lire à de tous jeunes élèves un travail littéraire où la violence se fait régulière, décors banal, et au sein duquel des interrogations éminemment philosophiques se retrouvent confrontées à l’esprit critique du lecteur, malgré le manichéisme flagrant de ses deux personnages principaux ?
L’échec du Bien
Dès les premières lignes, la centralité du personnage de Ralph ne laisse plus de doute. Issu de la haute société britannique, l’enfant ne cache nullement son intention de suivre, tel un laquais affidé, le modèle de ses pères, de placer le groupe d’enfants survivants au crash d’un avion sous la férule de bonne augure qu’est la démocratie (terme s’il est nécessaire de le rappeler issu du grec ancien « dêmokratía », modelé sur les bases que sont demos et kratos signifiant respectivement « peuple » et « pouvoir »). Et c’est tout naturellement que le garçon applique (ou tout du moins le tente) ce qu’on lui a inculqué, cherche à se plier aux ramifications de ce système étatique en s’emparant d’un imposant coquillage, une conque, qui ormais cristallisera le pouvoir de prise de parole ; la capacité d’aliénation volontaire d’autrui par l’imposition du silence, représentation pitoyable autant qu’ubuesque de ce qui pourrait être un sceptre, ou une toute autre myriade d’objets englobant tout symbole d’autorité.
Espérant par la suite que cette omnipotence de la raison perdurera jusqu’à leur sauvetage de l’île déserte om ils se retrouvent bloqués, le peuple (figuré par les plus jeunes membres du groupe d’enfants), se range auprès de l’illusoire et spécieuse –car temporaire- sécurité représentée non point via les paroles de Ralph, mais bien rayonnant autour de la conque faisant office de don d’autorité qui ne tardera pas à être au centre de toutes les convoitises.
Attiré tel une phalène par l’éclat vacillant de la bougie, le personnage de Piggy, rejeté pour sa laideur, son obésité et son intelligence, accepte cette vassalité modérée, car il a pleine conscience que son savoir peut représenter un avantage non négligeable pour l’établissement du jeune Ralph au sommet de cette hiérarchie précaire. De plus, le finaud Piggy porte des lunettes qui lui permettent d’allumer le feu, garant de la civilisation via l’assurance d’une consommation d’aliments cuits. Science et sagesse, aveugles, récusant un temps les risques intrinsèques à une vide isolée du reste du monde et coupée de ses archétypes et héros, s’agencent pour donner la sapience.
Troisième et ultime élément venant adorner un modèle périclitant irrémédiablement est le personnage de Simon. Téméraire et sensé, cet enfant s’avère l’unique être doué véritablement de raison sur l’île, éprouvant le besoin, la rapacité, de se défier du doute. Apprenant les peurs teintées de déraison de ses camarades au sujet d’un éventuel monstre rôdant au cœur de la forêt, univers sylvain et reliquaire de tous les tourments enfantins et leurs étaux, l’enfant défie l’inconnaissable et se pose de fait en chantre de la Vérité. Sourcilleux dans cette quête pour la restauration de la salvatrice raison, il ne tarde pas à découvrir que la pseudo-créature n’est autre que le cadavre méphitique, car en putréfaction, du pilote de l’avion dans lequel se trouvaient les garçons avant de s’écraser dans cet univers paradoxal, paradisiaque dans son environnement, menaçant car revêtu d’inconnu. Oubliant toute cautèle sous l’influence de la surprise et de son rôle de porteur de lumière, il court vers ses camarades qui, durant son absence, se sont livrés à une fête orgiaque et se fait tuer par ces derniers, car ayant négligé leur glissement progressif vers une régression et une turpitude propre aux êtres dénués de repères, ayant échoué à construire un alias simiesque de démocratie.
De sorte, Simon se mue en une sorte de martyr, terme non moins important puisque son étymologie se puise en le terme du grec « martus », qui signifie « témoin ». Le martyr n’est nullement, comme le sens commun le considère à tort, simplement comme celui qui est tué au nom d’une cause. Non, il est mis à mort car il s’avère celui « qui a vu », et Simon fut témoin que l’inexistence du monstre, or sa révélation tonitruante menaçait la détermination du violent Jack en passe d’établir sa domination sur les jeunes enfants. Tel un prophète biblique, ne serait-ce que de par le choix du nom par Golding : Simon provenant en effet du Sim’ôn en hébreu, pouvant se traduire par « dieu a entendu », et l’un des frères de Jésus était également nommé de la sorte. Ultime puissante symbolique serait qu’il est à l’origine du titre même de l’œuvre, puisque ce n’est nul autre que lui qui, effrayé, baptise la tête de cochon pourrissante servant d’idole au groupe de Jack « sa majesté des mouches », créant un lien avec la traduction de ce titre en hébreu : Belzébuth, dieu païen dans l’Ancien Testament, simple et repoussant démon dans le Nouveau. Impuissant face à la psychose des angoisses destructrices prisonnières des arcanes de l’esprit humain, Simon meurt, dernier rempart contre le Mal gangrénant l’île et confirme que l’Histoire ne serait qu’un éternel psittacisme où l’on doit tuer non point le Père, mais celui qui apporte la bonne nouvelle.
La loi du plus fort est toujours la meilleure
Jouant des hésitations et des kyrielles obscures de Ralph quant à la nécessité de refonder une démocratie en un sol pourtant hautement mouvant, le personnage de Jack finit par se détacher peu à peu dans le récit. Personnification de la violence et de l’envie dans leur parfaite globalité, le jeune homme récuse de façon épidermique toute forme d’ordre et d’équité un tant soit peu proposées par l’alliance de ses ennemis qui engendra la sapience contre laquelle il tend à se dresser à son tour. Aventureux dans la déraison, charismatique car animé de violence et d’une fougue courageuse, il personnifie le totalitarisme et la dérive du sens vers la soumission totale en échange d’une incertaine car uniquement promise sécurité. Servile et pleutre, l’on ne dénombre en effet plus les évènements qui poussèrent les peuples à sacrifier leur liberté en l’autel de la sûreté, de sorte à être rassurés contre un extérieur menaçant car mystérieux. De par ses rébellions madrées et sa concupiscence, Jack parvient sans l’ombre d’une quelconque peine à s’emparer du pouvoir sur l’île en se reposant sur les piliers traditionnels du fascisme : les mythes, les menaces ectoplasmiques ainsi que non clairement définies, les peurs hoirs de celles-ci, et la faiblesse exaltée par la force représentative d’un chef unique, puissant et faisant preuve d’une indicible brutalité à l’égard de ses vassaux qui lui remirent en main les clés de leurs droits intrinsèques car ils étaient en un état d’égarement plein, qui prohibe réflexions et reculs nécessaires pour entendre les véritables menaces. Les forces guerrières ne faisant nul cas des menaces d’aliénation et du bon sens, Jack apprend à exploiter cette naïveté de ces pions enfantins en accentuant la légende d’un monstre rôdant dans la forêt de l’île, jouant sur les peurs de l’altérité, d’un « autre » qui enserre dans les griffes de la crainte le sommeil des plus jeunes. Il profite par la suite de cette hégémonie parfaite, donnée en présent sacrificiel sur un plateau d’or, et ainsi décide de cristalliser leur peur via une idole pourrissante et ridicule, une tête de truie plantée au bout d’une pique (survivance de pratiques moyenâgeuses refoulées), très vite idolâtrée telle une divinité archaïque car elle aurait le pouvoir de défendre les jeunes naufragés d’une créature qu’ils craignent, mais peut-être pas autant que ce monstre-ci, bien réel, qui se décompose et attire les mouches tout comme la maladie, menaces iniques contre l’innocence enfantine, et pourtant bien plus réelle qu’un simple fantasme entretenu nuitamment par Jack, et ses sbires à la vacuité sans limite. Le plus puissant d’entre eux s’avère être Roger, second dans la hiérarchie, et figurant les ancestraux peuples barbares, la cruauté brute tout autant que pure, laissant libre champs à son sadisme jusque là inusité car repoussé par la société et les normes communément admises. Abolissant le droit et couvrant d’opprobre son ennemi viscéral Ralph, Roger serait une sorte de main créée par le dictateur Jack, sa garde personnelle, son armée privée chargée de répandre la terreur en son nom. Figurant la brutalité retorse, il représente également toute fin de civilisation, écrase le plus maigre retour à une quelconque équité aspirée par les partisans faméliques de Ralph, toujours plus épars, se faisant de plus en plus rares car séduits par l’autorité pourtant abusive. L’on peut aisément conserver en mémoire l’acte de déchaînement de rage où Roger, d’un coup de pied, réduit à néant le château de sable construit sur la plage par un petit garçon ; une manière d’insinuer pour l’auteur qu’il n’est rien de plus aisé que de détruire la civilisation et sa branlante démocratie, qui reposeraient ainsi sur des bases mouvantes et traîtresses. Roger achève son acte de violence en lapidant le petit enfant, comme pour le dissuader à jamais de figurer une nouvelle fois un symbole de civilisation et d’ordre, une contestation du pouvoir absolu que Jack parvient à se bâtir en le maigre espace de quelques jours.
Sur ces ultimes constatations, je vous laisserai seul juge, lecteur, quant à l’utilisé d’imposer ce type de lecture à des jeunes enfants d’entre dix et douze ans. Quand bien même les protagonistes du roman partagent l’âge du lecteur, il ne me semble nullement judicieux de remettre cette œuvre entre les mains de jeunes personnes, dans le sens où la violence –qui doit servir le propos de Golding- ne pourra point être perçue correctement par des esprits juvéniles, choqués par des scènes de barbarie, et incapables encore d’entendre tous les enjeux de ce récit d’une incomparable richesse en terme de questionnement sociologique et philosophique.