La voici s’insinuant dans mon encre, roulant ses noirs anneaux telle le python de Salammbô, la peur de me révéler répétitive. Pourtant je considère intolérable ce sentiment d’incomplet envahissant ces petits papiers si je m’astreignais à refuser de traiter de Wuthering Heights, après avoir évoqué Jane Eyre. Ceci est une promesse cependant, je ne m’attellerai point à la rédaction d’un texte sur Agnes Grey. Trop de Brontë reviendrait à déstructurer une mythologie chérie des amoureux des Lettres pour une analyse qui abuserait du charme chamanique enveloppant ces textes, ce à quoi je me refuse obstinément. Abordons alors précautionneusement cette légende Brontë : comme le souligne l’auteur et analyste Raymond Bellour : ce serait uniquement sa seule quintessence, la « puissance même de la mythologie qui a fait sa célébrité ». Si Maria, Elizabeth, Patrick Branwell, Emily, Anne et Charlotte n’avaient pas tous, à l’exception du seul représentant du sexe masculin de cette close société littéraire, succombé à la Peste Blanche , se suivant parfois dans la tombe à quelques infimes mois d’intervalle ; si leur chambre à coucher n’avait pas donné sur le lugubre cimetière attenant au presbytère –vision cauchemardesque tout autant que nourricière de pulsions créatrices fantomatiques- un mythe serait-il né ? L’incertitude peut aisément se voir justifiée.
Ôtez, biffez, lecteurs, de votre imaginaire fertile ces évocations ectoplasmiques et ces funestes destins se penchant dans l’ombre sur les épaules de la fratrie, alors demeurera sur le sol aride bien peu de choses ; mais sinon des moindres, puisque le talent soutiendra impassiblement votre regard scrutateur, du fond de cette boîte de Pandore. Et ces pulsions rédactionnelles hors du commun, le chef de famille Brontë était parvenu à les saisir dès la petite enfance de sa géniture, choisissant alors de stimuler par la plume et le papier le flot imaginatif furieux, propre à la fugace période de l’enfance. Comme une écume nébuleuse, le talent transparaît au-dessus des eaux, mais s’évapore une fois l’élément aqueux souillé par la main de l’homme. Comment le conserver alors qu’il est encore en la présence de l’enfance, frémissant dans sa productivité ? La solution trouvée est bien sûr l’écriture, et le père crée de toute pièce ces ateliers où la fratrie Brontë trouve un moyen d’exprimer ses formes rédactionnelles ; via l’inaccessibilité du poème, via l’étrangeté insaisissable des Chroniques d’Angria. Ces écrits de jeunesse, si le temps a permis dans sa générosité de nous léguer ceux de Charlotte et Branwell, les poèmes d’Emily et de Anne demeurent à jamais enveloppés de mystère et de spéculations contemplatives, puisqu’ils furent perdus. Pourtant, ces poèmes enfantins empreints d’une innocence qu’on imagine enterrée bien tôt, aurait indéniablement aidé à dissiper le brouillard d’opacité enveloppant Wuthering Heights, œuvre sur laquelle je vais tâcher de me pencher ormais.
De la place de la religion dans l’œuvre
Il apparaît de prime abord limpide que l’œuvre d’Emily Brontë s’inscrit au cœur d’une perspective de religiosité propre à la jeune femme, aiguisée, fomentée par un regard rendu tranchant via la singularité d’un caractère forgé par la solitude. L’auteure s’est muée en démiurge de sa propre nativité ; en faisant fi de la Trinité , elle donne corps à cette dualité qui apparaît la définir dans toute sa plénitude. Emily à mon sens, se pose en une radieuse personnification du double, nourricier dans son enfance, inspirant en son âge de jeune adulte. Eduquée dans la morale rigoriste d’un père presbytérien qui élevait la morale jusque par delà les nuées, Emily Brontë pourvoie elle-même à son manque d’évasion imaginative en se réfugiant dans la lecture, parcourant de ses doigts grêles et d’un regard avide les riches rayonnages de la bibliothèque familiale. Et qu’y trouvait-elle, sinon les lectures païennes de Wordsworth et Coleridge, les rêveries et les soupirs retentissant au travers de ces héroïnes puritaines qui pour rien au monde ne dévoileraient aux yeux de la masse leurs amours coupables, habitées comme elles le sont de la crainte de se voir à jamais damnées, détournées par des mains maléfiques de leur manifest destiny. S’y ajoutent Byron, Milton, Bunyan, pour donner une engeance faite de contraires délicieux qui plus tard, tirailleraient les héros de sa seule œuvre romanesque. Le couple, notion ambivalente et sujette à de nombreux blâmes par les Ecritures, est placé au cœur des Lettres de la jeune femme, magnifié par sa plume dispendieuse en superlatifs et en élans contradictoires qui coûtent tant aux deux héros, chacun réduit à l’état non loin du larvaire, un pantin grossier du sentiment de l’autre. J’utiliserai ainsi la notion littéraire anglo-saxonne de l’in-between situation, hoir d’une constante indécision abrasive, de l’abnégation furieuse du choix. Pour le cas de cette œuvre, le lecteur se situe en présence de deux héros, Heathcliff l’obscure et Catherine la radieuse, et les deux marionnettes de la providence se retrouvent sous le mot de Brontë comme déifiés dans leur douleur née de leur complète impuissance à s’unir pour gagner la perfection de l’unité dans la mort. Mais le malheur, presque mué en corps, irrémédiablement tient séparés les deux amants, par le sort dont il est despote, et par l’hyménée de Catherine au veule Edgard Linton. Car jamais la jeune femme ne parviendra à ôter ce drap d’obscurité hérité de son enfance passée dans les entrailles des Hauts de Hurlevent lors de son passage à l’éblouissante luminosité de Thrushcross Grange; car comme une Furie personnifiant les remords d’Oreste, elle transporte dans son pas la noirceur de son existence et l’acrimonie bestiale d’Heathcliff, la poursuivant de son amour ayant échoué dans la concorde ; et les sentiments du bonhomme Edgard font figure de déplorable accessit, en effet comme le soulignait dans sa préface à l’œuvre d’Emily, sa propre sœur Charlotte, ce que ressentent les principaux personnages n’est autre que : « (a) passionate exaltation which can only lead to self-destruction ». Tout s’oppose alors, nulle passion ne concède ne serait-ce qu’un pouce de terrain à son ennemi originel, et les Hauts conglobent toute l’ardeur et l’imagination du monde, où la Grange coudoie le silence uni au calme. Comme envahie par son œuvre, Emily s’inscrit elle-même dans ce milieu hésitant, car à l’aube du victorianisme, elle persiste à demeurer, prenant parfois le risque de se gloser, dans une survivance de la préciosité.
Armée d’une impudence rare pour une jeune femme à l’éducation aussi rigoriste, Emily, impavidement, crée sa propre religion, battant en brèche l’éducation de sa jeune enfance pour ne plus ingénieusement couver qu’une part d’iniquité dont elle pare son Heathcliff, et repense totalement la notion de nativité, à la seule nitescence de sa plume acérée. Pour l’auteure, la naissance nullement conglomérat d’évènements relevant du seul domaine de la science, se définit en une séparation brusque avec la plénitude de la divinité, ce qui est un passage à la vie fort traumatisant où seul l’amour s’avère unique obliquité capable de panser cette terrible déchirure, de par une totale union avec l’alter ego. Tout le drame du couple central demeure là : seulement animés par leur aspiration à un inatteignable tout, ils demandent à ne plus faire qu’un ; or concéder de faire corps avec cet étranger Autre, c’est se soumettre à une prééminence ne pouvant que conduire à l’anéantissement docile de l’ego, un sacrifice du veau gras avec comme gratification le retour à une globalité antérieure, qui est pour Brontë une forme d’immortalité propitiatoire au bonheur suprême. Les dérogations pétulantes de l’auteure cheminent ainsi, jusqu’à des horizons apparaissant comme incertains, des errances aveugles que Charlotte Brontë explique parfaitement en ces termes : « the writer who possesses the creative gift owns something of which he is not always master – something that at times, strangely wills and works for itself ».
Servir le macabre
La religion bien que enveloppante, se heurte avec ténacité à son parfait contraire, parvenu à demeurer derrières les murs salvateurs de l’imagination populaire : les croyances païennes, paganisées, qui possèdent une part importante dans le mythe de Wuthering Heights. S’inscrivant dans une délicieuse transgression de la prééminence de la sacralité de l’enfance, Emily Brontë choisit de faire prendre corps à son premier fantôme en lui donnant les traits de Catherine âgée d’une petite dizaine d’années. Sa figure cadavérique laissant échapper une voix d’outre-tombe incarne les premières angoisses du lecteur nullement habitué à affronter des ectoplasmes enfants ; la transgression se voit ainsi assumée dès le commencement du roman et à l’image d’une procession funèbre au goût macabre pour le mimétisme, les apparitions échappées de l’autre monde, en manque d’absolution et prêtes à voir le repos éternel comme un honteux accessit, se succèdent en prolongeant ainsi le malaise du lecteur. La scène d’une violence si rare qu’il apparaît abstrus de la savoir géniture d’une plume féminine, où l’apparition fantomatique de Catherine se retrouve le bras ensanglanté par le verre abrasif d’une fenêtre brisée achève d’instaurer une gêne lugubre, qui apparaît avec un silence effarant comme une assuétude chez Brontë.
Dès lors que l’odieux Heathcliff passe de vie à trépas, le lecteur a sans même l’once d’une surprise, la possibilité de croiser le couple maudit en une attitude arcadienne, comme oublieux de leur misérable situation de revenants. Ils deviennent possesseurs de la lande, sitôt arrivées les redoutables heures vespérales où les incessants hurlements du vent balayent avec furie la végétation rase tant malmenée de ces terres sèches. Mais les créatures aux courbes vacillantes sorties de l’autre monde se sont que méprisables sources d’épouvante, face au personnage central du roman, ce Heathcliff à l’animalité exposée par ses yeux, fenêtres sur son âme aussi noire que le charbon, abritant un regard « meurtrier » recélant les pires inclinations. Notre esprit de lecteur malmené est alors en droit de récuser avec emportement qu’une jeune femme ayant baigné toute sa courte vie en une rigueur toute religieuse ait pu donner corps à un tel sycophante doublé d’un ruffian à la turpitude suintant par tous les pores de son épiderme hérissé d’une pilosité bestiale. Uniment, Heathcliff accouple la vacuité et la pétulance, se faisant personnification d’oxymores distillées soigneusement par l’auteure qui provoque la naissance d’une phraséologie aidant à la fascination pour les contraires, où s’attirent les deux pôles, la souffrance et la délectation, l’angoisse et le ravissement. Sa farouche mauvaiseté ne peut cependant s’assouvir en laissant libre cours à sa volonté de Mal contre Catherine qu’il aime trop, mais ne pourra jamais posséder. Ultime manifestation d’une vie de frustration furieuse, le chat noir Heathcliff profane la tombe de Catherine pour contempler ses restes en cours de décomposition, se laissant glisser vers le fantasme morbide de dormir à ses côtés, regret illustratif de son enfance où les deux bambins couchaient dans la même chambre. Presque sang de son sang puisqu’il est d’une certaine manière son demi-frère, on retrouve au cœur de cette fascination une notion profonde d’inceste jamais assouvi, une idée que l’on peut croiser également dans l’œuvre de la sœur aînée Charlotte, lorsqu’elle prête ces propos lourds de sens au personnage de Lord Rochester, avouant ses sentiments à Jane : « I love you as my own flesh ». Le rejet viscéral de la notion même de religiosité matraquée et perclus de morale cacochyme, se retrouve finalement englobée dans le personnage de Joseph – homme à tout faire d’Heathcliff de son état. Pasteur raté et probable pharisien, il incarne le parfait parangon de tout ce qu’Emily exècre dans cette foi qu’elle s’est vue imposée de par la précellence des écritures saintes au sein de l’éducation de son enfance ; pétri de méthodisme avec une pétulance ridicule, il récite tout en ayant soin au préalable de les vider de leur substantifique moelle les Evangiles, et plastronnant une attente pour dissimuler un caractère veule, il se contente d’attendre le jugement dernier pour avoir le bonheur de contempler son maître brûler dans les flammes d’un des sept cercles de l’Enfer.
L’œuvre à la lumière d’une vie
Il appert d’une importante nécessité de garder en son esprit que le havre de silence où a grandi notre romancière, le presbytère de Haworth, est un lieu clos, un microscopique simulacre de société repliée sur elle-même qui par sa singularité isolée, célèbre ses propres dieux et conjure ses démons personnels par la défense de la plume encrée. Et, si on en croit l’abondante correspondance de Charlotte Brontë, l’atmosphère de solitude et de frugalité parcimonieuse fut propice au développement d’un farouche caractère chez Emily, se muant en un petit animal cherchant avidement l’isolement et le silence, vivant à côté du reste de sa fratrie, embusquée derrière un haut mur de férocité visible d’elle seule, qu’elle finit par déconstruire lorsqu’elle quitte son foyer pour s’installer comme gouvernante à Bruxelles pour une très courte période. En s’astreignant à connaître davantage cette femme, l’on comprend plus limpidement l’opiniâtreté farouche de la romancière à placer l’immortalité au centre de ses pages noircies avec une assiduité déconcertante. Nonobstant sa propre finitude, devenir immortelle fait figure pour elle de refuge face aux morts consécutives de sa mère, ses deux sœurs aînées, et à l’interminable autodestruction de son seul frère, Branwell. Une chute dans la décadence à laquelle les survivantes de la fratrie damnée se heurtent comme à un mur de verre, ne pouvant que contempler les yeux révulsés par la révoltante impuissance, le lent suicide du jeune homme. Telle la nielle faisant corps avec l’argent, le garçon est imbibé d’imaginaire mirifique, car là où les femmes y sont parvenues, il ne saura jamais quitter ses rêveries fantasmagoriques qui viendront telles des vagues de larmes se briser sur les écueils de la réalité du monde extérieur. Faisant alors le choix de se réfugier dans les paradis artificiels façonnés par sa consommation d’opium, il finit par mourir, plongé dans la déréliction la plus totale ; un traumatisme qu’Emily exorcise dans Wuthering Heights via le personnage de Hindley, drogué et alcoolique notoire.
Le mot de la fin
Ne reste-t-il alors qu’à saluer avec une application admirative cet ultime talent de la jeune écrivaine, qui fut celui, espoir fantasmé de plumes indénombrables, que de parvenir à créer ex-nihilo ? Ayant vécu en presque totale autarcie, Emily a forgé son œuvre sans « aucun autre modèle que la lumière de ses méditations » (Charlotte Brontë). Son inspiration romanesque se fait riche tout autant que mystérieuse, les analystes se heurtant à cette évidence déconcertante : on ne peut trouver de modèle d’inspiration pour la jeune Brontë, car il n’y en a tout simplement point. Alors demeure la vérité affolante, que la révolution du roman romantique est arrivée par la plume d’une femme guindée de trente et un ans, à l’éducation puritaine, passéiste, et qui mena une vie de semi-recluse, rêvant seulement, et toujours.